mercredi 14 février 2018

Z



L’Abécédaire du Petit Père Païen
Z comme Zeus, ou l’Hénothéisme.

Lorsque les Monothéistes, dans un mouvement d’humeur, de surprise ou de joie, invoquent leur Dieu, c’est Zeus, involontairement, qu’ils invoquent, mais leur invocation profite à Typhon, du fait de la trahison des législateurs qui les ont induits en erreur.

Lorsqu’un « Nom de Dieu » leur échappe, un « Juste Ciel » ou encore un « Dieu tout-puissant », ils invoquent « Dieu le Père », le « Très-Haut » et, à leur insu, la personnalité divine à laquelle ils font allusion et qu’ils se représentent plus ou moins nettement est le Pantocrator, le Maître de toutes choses, le souverain céleste omnipotent et omniscient qu’ils confondent, la plupart du temps, avec l’Absolu. Cette confusion n’est pas nouvelle, d’ailleurs, et, au deuxième siècle de L’Ère vulgaire, le philosophe platonicien Numenius d’Apamée s’en plaignait déjà.

Parmi les Néopaïens, particulièrement francophones, peu sont ceux, malheureusement, qui suivent la Tradition des Hellènes. Mais parmi ceux-là même qui la suivent, encore moins sont ceux qui vouent à Zeus, le Maître du panthéon hellénique, une dévotion fervente. Zeus, en effet, n’a pas bonne presse, et loin s’en faut, parmi les Païens contemporains. Cela s’explique, cependant, par de nombreux facteurs, dont deux prédominent, à mon sens, largement. 

Le premier est d’ordre sociétal. L’ancienne civilisation Grecque, en effet, est connue à juste titre pour avoir fait régner un ordre patriarcal des plus sévères. Ainsi, Zeus souffre-t-il, bien logiquement, du syndrome du mâle blanc cisgenre hétérosexuel (quoique…). On comprend dès lors le peu de succès qu’il peut rencontrer à une époque où toutes les formes de domination sont remises, légitimement, en question.

Le deuxième facteur de ce désamour, quant à lui, relève plus de la théologie, même s’il garde (Zeus oblige !) un caractère éminemment politique. Zeus, est, en effet, le Grand Patron. En tant que Cosmocrator, il est le Maître des Destins, et il nous apparaît, comme individus aspirant à maîtriser notre existence, en tant qu’Adverse, réel tyrannique contre lequel s’exerce avec plus ou moins de bonheur notre volonté de puissance. Il représente l’instance paternelle qui, pour être protectrice et rassurante en tant que figure de l’origine, n’en est pas moins oppressive et oppressante. En tant que Roi, il représente l’État et la Loi : bref, tout ce qui s’oppose à la liberté et brime l’individu.

Le Tout-puissant est le Dieu déjà-là, celui devant qui l’on se sent tout petit, comme Job devant Yahvé, ce Jupiter vétérotestamentaire (peut-être héritier d’un Baâl-Shamaïm cananéen ou du fameux Zeus Casios du Mont Carmel ?), qui lui tonne aux oreilles « Où étais-tu, lorsque Je posais les fondements de la Terre ? » (Job 38,4). Ainsi, Zeus, Dieu autoritaire (sinon autoritariste), extérieur et lointain, n’attire pas facilement la dévotion de nos coreligionnaires, d’autant plus que, handicap supplémentaire, ses frasques ont été inlassablement moquées de siècle et siècle, de Lucien à Offenbach, le faisant apparaître comme un bourgeois misogyne et vulgaire…Pas de quoi, me direz-vous, allumer un autel.

Or, il est de la première importance, pour un Païen ou une Païenne de Tradition hellénique ou romaine, de se rapprocher de Zeus, car, en tant que chef du Panthéon, il revêt une importance théologique cruciale : on ne peut en effet, comme nous le verront plus bas, penser le système Polythéiste Gréco-romain sans son référent jovial.

Mieux encore : nous tenterons de démontrer que Zeus est la référence obligée de toute religion au sens premier du mot, et particulièrement de tout système hénothéiste, ce qui est pour nous, Païens, de la plus grande importance. 

Enfin, nous verrons que se détourner de Zeus revient en réalité à se détourner de soi, car ce Dieu, qui semble au premier abord si lointain et si extérieur à nous-mêmes, est en réalité d’une étonnante proximité avec nos âmes, dont il est, spirituellement, le Père, alors qu’il est le Démiurge de nos corps (autre point commun avec le Dieu des Monothéismes). Nous sommes, comme nous l’avons déjà affirmé à maintes reprises, un Dieu étourdi, et une foudre brille au plus profond de notre être, ne demandant qu’à être libérée moyennant une sorte de Yoga Jovial, une Jouvoie, dont Héraclès serait le fondateur mythique.

Pour commencer à entrer dans la compréhension mythique de la Personne Joviale, il faut d’abord se la représenter comme double, à l’image de son Père, Cronos, selon le témoignage de Proclus dans sa Théologie Platonicienne. En effet, Zeus est à la fois, selon la théologie poétique d’Homère, le premier des Cronides, alors qu’il est le dernier des Pères Intelligibles du système Néoplatonicien. Petit-fils d’Ouranos et fils de Cronos, il appartient à la troisième génération de la Théogonie ; il est cependant, dans cette génération, l’aîné des trois frères qui se partagent la gouvernance du Cosmos qu’ils ont contribué à organiser et qu’ils peuplent de leurs rejetons divins.

Zeus, Poséidon et Hadès sont les trois Pères Intellectifs de la théologie de Proclus. En tant que Démiurge, il revient à Zeus d’être le lotisseur de l’être, c’est-à-dire d’assigner à chacun sa part d’existence, son lieu propre. Et, d’abord, ce sont les Dieux qui font en toute justice l’objet de cette répartition. Ainsi, Zeus alloue à chacun de ses frères une part de la sphère existentielle, et s’en attribue également une. Agissant ainsi, il se comporte en parfait Kshatriya (lotisseur) et apparaît comme le roi par excellence qui distribue équitablement les fiefs ontologiques, en se soumettant à sa propre loi. 

A Hadès revient toute profondeur, à Zeus, toute hauteur, et à Poséidon, le maître des ondes et des horizons, toute ampleur : Père Dessus, Père Dessous, Père Autour. Ce sont là les trois étages du Cosmos, correspondant symboliquement aux trois états de la matière de densité croissante : Zeus le gazeux, Poséidon le liquide et Hadès le solide. Les trois Cronides forment ainsi la triple tête du Cosmos visible, en s’en répartissant les pointes, les éminences : l’Ebranleur du Sol préside aux caps maritimes qui s’avancent dans les flots, quand l’Olympien se réserve ces proues fendant l’azur céleste que sont les sommets, et Hadès, qui fait tout à l’envers de ses frères, préfère régner sur les gouffres, ces caps renversés vers les ténèbres de l’abîme, ces entonnoirs de l’être.

Mais Zeus, dans cette répartition, n’est pas complètement, pour autant, l’égal de ses frères. Il est primus inter patres : il est loti, mais il est aussi le lotisseur. Il est celui que les Destins ont fait passer de la dernière place dans l’ordre de l’Être (il est le dernier-né des enfants de Cronos) à la première dans l’ordre de l’Existence (il est l’aîné de sa fratrie, parce qu’il est « dehors » avant tous les autres). En lui, l’ordre antérieur, celui de Cronos, s’est en quelque sorte inversé comme en un miroir.

C’est sans doute en raison de ce renversement ontologique majeur (que nous reverrons plus en détail ultérieurement), que Zeus est pleinement présent au sein même de la matière, sous la forme de Terminus, chez les Latins, ou celle de Zeus Ktésios ou Herkeios, chez les Grecs. Car Rhéa, dit-on, excédée par la gloutonnerie infanticide de son époux, lui servit une pierre entourée de langes en lieu et place de son dernier rejeton. Cronos l’engloutit, mais ne tarda pas à la vomir, déglutissant en même temps les frères et sœurs aînés de Zeus. Ce dernier, pendant ce temps, était bien caché dans la Grotte Idéenne autour de laquelle dansaient, à grand renfort de cris et de vacarme, les Courètes armés chargés de dissimuler sa présence à la vindicte paternelle.

C’est ainsi que la Pierre Crachée devint le substitut du Dieu Caché, et servit en quelque sorte de monnaie d’échange symbolique non seulement pour Zeus, mais pour tous les autres Dieux. Ainsi, Zeus vient-il lui-même veiller aux bornes des champs des hommes, aux confins mêmes de l’être puisque le voilà, lui, Maître des sommets éclatants de l’éther, confiné dans la densité la plus lourde des pierres. Le Juge d’éther s’est fait Jupiterre, le Jupiter Maius s’est fait Jupiter Minus, Jupiterminal et minéral. Son éclair a traversé de part en part l’épaisseur cosmique, et le voilà, comme pierre de foudre, témoignant de sa propre grandeur jusque dans l’intimité des corps :pater / petra.

Car il est présent en chaque foyer sous la forme d’un vase dans lequel, chaque nouvelle lune, les Hellènes on coutume d’offrir les prémices de leur repas dans de l’huile d’olive. Ce vase sacro-saint est Zeus Ktésios lui-même, le Fondateur (Ktésis), celui qui veille aux limites de la propriété (Herkeios, « de la Cour »), à la fois centre et circonférence de l’espace vital des humains. Ce récipient, contenant de la présence divine parmi nous, est le kathiskos, le siège du Zeus Domestique.
 
Rien d’étonnant dès lors à ce que la Pierre Crachée prenne aussi une dimension cosmique, comme borne du monde d’ici-bas : Zeus akraios n’est-il pas également le Seigneur des Monts, le Maître des Sommets ? Ainsi, dans le monde sémitique, les Baâlim sont souvent réputés habiter le mystère des lieux culminants couverts de nuées où vient gronder le tonnerre, comme le Zeus Grec habite l’Olympe et le Jupiter Latin les sommets des Monts Albains. Ces Baâlim, lorsque les hommes parviennent à les apprivoiser, aiment à se laisser inviter dans le secret des pierres cultuelles, « non taillées de main d’homme », ces fameuses bétyles (Beit-El : « demeure divine ») qui sont des sortes de montagnes portatives, elles-mêmes porteuse de l’orageuse présence du Dieu.

Ainsi, Zeus dépasse-t-il le simple statut de pôle essentiel de la sphère existentielle, à égalité avec ses trois frères. Son être se prolonge le long de l’axe de cette sphère, et le surplombe. Il est cet axe même, et il en est même le générateur. Cet axe n’est autre que la foudre, cette image de l’éternité visible au cœur du temps. Or la foudre, à l’instar de son divin possesseur, est elle-même double : elle est une arme en même temps qu’un sceptre de bénédiction, et le fléau de la balance entre les deux. Jupiter fulmine et fulgure, il détruit et précipite le pervers tandis qu’il sauve et exalte le juste. C’est sa foudre qui punit Asclépios, mais en fait un Dieu, c’est elle qui allume le bûcher funéraire d’Héraclès et c’est encore elle qui accouche Dionysos en tuant sa mère Sémélé.

Cette foudre est l’instrument par lequel il instaure le Cosmos, en faisant un lieu de vie habitable pour les hommes et les Dieux. Dans beaucoup de Traditions en effet, le Dieu de l’Orage exerce une fonction démiurgique, bien que ce ne soit pas le cas dans toutes. Bien souvent, cette fonction est exprimée mythiquement sous la forme d’un combat contre les monstres du Chaos. Ainsi Indra, le Zeus indien, triompha du monstre Vritra qui retenait les eaux dans les replis de son corps reptilien, et rendit la terre féconde, libérant pour ainsi dire hors des anneaux de l’éternité le cours du devenir. Marduk, le Zeus de Babylone, déchira en deux, pour le plus grand bonheur des immortels, le corps immense de Tiamat, le monstre marin qui n’était autre que leur mère. En foudroyant les Titans, le Zeus Hellène donna naissance à l’humanité, si l’on en croit le mythe orphique. Enfin, même si cette prouesse n’est pas explicitement cosmogonique, le Jupiter des Gaulois est bien souvent représenté terrassant un monstre anguipède, et celui des contrées nordiques s’avisa, dit-on, d’aller pêcher le grand serpent qui entoure la terre.

Tous ces mythes, d’après nous, signifient la même vérité métaphysique : l’instance divine que nous invoquons sous le nom de Zeus à pour activité essentielle d’instituer le monde tel que nous connaissons, celui où nous naissons et où se déroulent nos existences. Il en assure non seulement l’organisation, mais encore la monarchie et la régulation

Pour ce faire, il détermine l’axe de ce monde et en fixe les contours, le rendant, en quelque sorte, stable et certain. C’est ce qu’exprime sa lutte contre les formes fluctuantes et fuyantes du Chaos, que la foudre vient en quelque sorte fixer en les transperçant. Dès lors, ces forces incertaines et hostiles par ce fait même deviennent les auxiliaires de la création : tout se passe comme si elles étaient domestiquées par le fouet fulgurant du Démiurge pour devenir, d’ondoyantes et serpentines qu’elles étaient auparavant, les contours même des formes qui peuplent ce monde, et, d’abord, la première d’entre elle, l’horizon. Ainsi pourrait-on dire que le Serpent du Chaos vaincu devient l’Ouroboros, le serre pan.

Une fois le monde solidement établi sur ces bases, Zeus à pour apanage d’en établir les lois afin d’en régler les transformations pour le maintenir dans l’être. Car ce monde étant soumis au devenir, il est constamment agité de soubresauts et menacé de s’abîmer dans le néant sur lequel il a été stabilisé comme une île. Ainsi, Zeus est-il le Veilleur universel (Panoptès), le surveillant intégral du champ de l’existence qui est son immense jardin. C’est pourquoi il lui est nécessaire d’occuper par rapport à celui-ci une position surplombante et englobante…Or, cette position n’est autre que celle du Ciel.

Jupiter, dit-on, préside ainsi aux summa, à tout ce qui culmine. Au comble de l’être, il personnifie, au-dessus de nos têtes rondes, cette présence invisible et permanente, tellement vaste qu’elle en devient absente, tellement évidente que l’on n’y pense jamais, et par qui, pourtant, tout advient par sa fertilité sans limite, dans cette immense clarté qui révèle toute chose à elle-même sans pouvoir être elle-même embrassée par quiconque. Tel est le ciel, si manifestement caché que nous ne le voyons plus, si célèbre que nous ne le reconnaissons plus et que nous scrutons ses signes.

Ainsi, en sa royauté cosmique, Zeus symbolise tout ce qui nous dépasse et nous surplombe, l’enveloppe du Tout et la forme même que prend pour nous l’âme du monde : il est dit le Très Haut (Hypsistos), à qui certains Païens de l’Antiquité Tardive, les hypsistariens, crurent bon de réserver leur piété exclusive, sans toutefois renier les autres Dieux et Déesses. Mais Zeus veille : c’est justement sa fonction. Berger des nuages, il est le Maître des Formes dont il règle en toute justice et équité les changements sans fin.

Dieu souverain, lotisseur des puissances, il assume la Pantarchie, le gouvernement de l’univers. C’est pourquoi les rois et, plus généralement, les dirigeants parmi les hommes, sont, comme dit Homère, ses « nourrissons » (Dios trephoi). Il est le modèle de toute royauté, et son sceptre doit assurer la parfaite harmonie du monde. C’est là sa fonction de bénédiction, répondant à la fonction destructrice que nous avons envisagée plus haut. Ainsi, le même marteau, mjollnir, permet à Thor de détruire les Géants et de bénir les unions

En tant que stabilisateur du Cosmos et garant de la pérennité de celui-ci contre le Chaos, Zeus est Polieus, le fondateur de tous les États, dont nous avons vu qu’ils sont l’expression terrestre et humaine de sa providence. Dans cette éminente fonction, il est Jupiter Stator après avoir été Jupiter Victor. Mais il n’est pas un tyran, comme son lamentable imitateur, Typhon, et sa volonté souveraine est tout le contraire de l’arbitraire, car il obéit lui-même aux lois qu’il a instituées : malgré son chagrin, il se refusera à ressusciter son fils Sarpédon tombé sous les murs d’Ilion. On ne saurait déroger au Droit quand on est le Droit : Jus-pater.

Dans sa fonction de Monarque Universel, il est logique qu’il soit l’époux de la Nécessité personnifiée, Héra. Il fut d’ailleurs auparavant l’époux de Thémis qui est, quant à elle, l’incarnation de la Loi comme fondement de toutes choses. Zeus épousa Héra comme épouse ultime : il épousa en elle la réalité même. Héra l’a rendu parfait (Téléios), capable d’accomplir toutes choses en ce monde, de porter tous les possibles à leur juste maturité. Mais le mythe nous montre aussi que, fort heureusement, la Providence l’emporte toujours sur la Nécessité, et que la créativité féconde l’emporte sur la norme et la déborde de toute part. Ainsi, recouvrant tout en sa liberté aérienne, le Ciel ne saurait limiter ses bénédictions ; et c’est pourquoi Zeus en sa vitalité sans pareille fait vie de toute chair, et s’accouple avec les mortelles (et parfois les mortels) comme les immortels, pour accomplir toute choses. Les Grecs le savaient déjà : Zen, c’est le Vivre, le Verbe de Vie (zoé), et c’est par lui (dia : « par », mais aussi accusatif de Zeus) que toute chose bonne ou mauvais advient ici-bas. Ne fait-il pas la pluie et le beau temps ?

Et Zeus, le Chef, est la tête de ce monde, son cerveau, que l’on retrouve dans la rotondité du crâne des hommes comme dans les noix, un de ses fruits favoris, et les nuages, qu’il assemble dans les prés d’azur. A la pointe de toute chose, son palais est celui de tous les Dieux, bâti tous là-haut au sommet du monde, et duquel il voit toute chose de manière simultanée : c’est ce qu’on appelle la vision Olympienne, Panoptique. C’est celle de la providence même, en vertu de laquelle il est qualifié de Métiéta : le Sage, l’Avisé, le Prévoyant. C’est grâce à cette sagesse qu’il ne se laissa pas berner par un autre Prévoyant, Prométhée, et qu’il refusa toute confusion possible entre les deux races des Immortels et des mortels, instaurant du même coup, comme borne infranchissable entre les deux, le rite sacro-saint du Sacrifice. Car Zeus est l’instigateur de toute religion, comme nous le verrons plus bas : c’est là l’origine même de sa puissance, c’est ce qui fonde son être.

Dans cette haute cour d’Azur, en vérité, tous les Dieux sont simultanément présents (quoique sous des modalités différentes), comme des rayons se rejoignant en un seul point, moyeu de la roue universelle et centre et sommet de notre monde. Une histoire sacrée des Babyloniens à propos de Mardouk illustre à merveille cette vérité. L’Esagil, demeure de ce Dieu, est comme une réplique inversée de l’Apsou, l’Abîme primordial ; elle est semblable à une tour de cristal, un jaillissement immobile en laquelle se réalise l’anamorphose du monde. Solidement installée dans l’instant, au sein des eaux insaisissables, elle est la demeure de toutes les divinités qui y ont chacune leur palais illimité…

Tout se passe, ainsi, comme si tous les Dieux habitaient en même temps un espace immense et ponctuel. Ponctualité sans limite de l’éternité. Nous touchons ici au cœur du secret de l’hénothéisme, dont Zeus est le garant le plus sûr.

Comme nous l’avons vu plus haut, Zeus est primus inter pares, mais il dépasse cette simple primauté. On a pu affirmer que Poséidon était le « Zeus des Mers » et Hadès le « Zeus des Enfers » ou « Zeus Chtonien ». Ainsi apparaît-il que l’appellation Zeus est le protonyme, le nom par excellence de la Divinité, du moins lorsque celle-ci est envisagée sous le genre masculin.

Dieu des Rois, Zeus est aussi le Roi des Dieux, leur guide (mégas hégémon). Dans le Phèdre de Platon, c’est lui qui « s’avance en premier », conduisant le cortège divin des chars ailés qui s’élance vers le sommet du monde pour la plus parfaite des contemplations. Il n’est donc pas seulement le Dieu de l’Orage, mais la clé de voûte du panthéon : le plus grand et le meilleur des Dieux, comme l’affirment à l’unisson les Romains et les Grecs par la formule consacrée Iuppiter Optimus Maximus (Zeus ho Aristos ho Mégistos).

Or, cette fonction d’Optimax n’est pas toujours tenue par le Dieu de l’Orage. Zeus connaît en effet beaucoup d’allonymes, dans toutes les traditions des peuples de la Terre : Thor ou Donar pour les Germains, Taranis des Gaulois, Amon des bords du Nil, ou encore Teshub pour les Hittites, Marduk des Babyloniens, Baâl Hadad du Levant, et même Tlaloc en Amérique centrale, Tunapa dans les Andes, Xangô des Yoruba, Indra des Indiens, Ukko des Samis, Perkunas de Lithuanie qui est Perun pour les Slaves, et j’en oublie encore, qu’ils me pardonnent, tant l’orage est universel.

Or, si beaucoup de ces Dieux ont à voir avec les fonctions aristocratiques, guerrières et royales, loin s’en faut qu’ils occupent tous la position dominante du Panthéon. Ce n’est ni le cas de Thor, ni de Taranis, par exemple. Parfois, cette position a pu être perdue au profit d’une autre figure divine, comme celle, apollinienne, de Vishnu qui détrôna Indra, en Inde. Amon, à l’inverse, a conquis discrètement et tardivement sa suprématie au cours du Nouvel Empire…

Cependant, cette fonction d’Hypostase Maîtresse, qui existe dans tous les panthéons, présente d’étonnantes similitudes structurales de l’un à l’autre. La Divinité qui l’exerce se présente comme la Divinité par excellence, résumant en elle, en quelque sorte, les caractéristiques de base de tout autre divinité. Elle est revêtue, pour ainsi dire, d’un caractère omnuminal. Dans certains cas, les autres Divinités du Panthéon sont même pensées comme étant des spécificités de cette hypostase originelle, qui est en même temps l’origine hypostasiée.

Le cas de la mythologie same illustre assez bien cette théorie. D’après le mythologue et poète finnois Martti Haavio, le terme Ukko, qui désigne le Dieu de l’Orage, sert également de nom commun ou épithète pour désigner de multiples Déités au lieu de désigner un Dieu spécifique. Il est vrai que l’étymologie de son nom renvoie à un « Petit Père ».

Ainsi, la fonction aristomégistique permet-elle de faire circuler la présence hypostatique au sein d’un panthéon donné. Tout se passe comme si, au moment où l’on envisage une Divinité pour lui adresser une prière, cette Divinité était le Dieu par excellence, la Personne Suprême, c’est-à-dire la personnification pour nous de l’Être en soi

De même que la roue, pour avancer, doit s’appuyer successivement sur un rayon à la fois, mais que la succession continue de ceux-ci est assurée par la jante qui comprend tous les autres rayons, de même, la présence divine, pour l’individu singulier que nous sommes, s’appuie toujours sur le Dieu singulier qui est notre interlocuteur en cet instant précis. Mais derrière son hypostase dressée comme une cible à notre piété, se tiennent simultanément toutes les Déités du panthéon dans lequel nous prions, comme si la roue mentionnée plus haut était, dans le cas qui nous occupe, l’auréole du Dieu de notre dévotion.

On peut donc dire que, d’une certaine manière, les Dieux n’ont qu’une seule hypostase, qui réside à titre éminent et premier dans la fonction aritomégistique. Pour les Grecs ou les Romains, par conséquent, c’est Zeus ou Jupiter qui détient cette présence hypostatique par défaut, et qui la communique aux autres divinités : on retrouve là la fonction de lotisseur. Et c’est pourquoi Zeus est appelé symboliquement le « Père » des divinités du panthéon hellénique à titre générique, même s’il est parfois leur frère. Dans d’autres cultures, cette fonction pourra être assumée par d’autre figures divines, comme par exemple Odin, qui, lui aussi, répond aux épiclèses de Allfadir ou Stammfadir (« Père de Tous », « Souche Paternelle »), ce qui est à notre sens très significatif.

Cette structure panthéonistique est à notre sens garante du polythéisme au sens ou elle évite la parathèse, c’est-à-dire la juxtaposition absurde de figures divines n’ayant rien à voir les unes avec les autres. Cette structure correspond à l’hénothéisme, c’est-à-dire non seulement au fait de n’adorer, rituellement parlant, qu’une divinité à la fois, mais, du point de vue théologique, de considérer chaque divinité comme la somme unique et singulière de toutes les autres (propriété que nous avons appelée dans d’autres articles l’allélousie des Dieux synaxes, c’est-à-dire leur essence mutuelle, garantie de leur existence commune). 

Si l’on prend le cas de Jupiter comme Père du Jour (ce que signifie don étymologie), on peut formuler la contemplation qui précède de la façon suivante : « de même que chaque jour est un seul jour comme tous les jours, chaque Dieu est un seul Dieu comme tous les Dieux ». Comme bien souvent, la perspicacité théologique des Indiens va venir nous aider à préciser la formulation de cet adage dogmatique, et, justement, c’est cette fois Indra qui viendra nous prêter main forte. Dans le Rig Veda (VI, 47, 15-18) : « Par Ses Magies, Indra va, multiforme, car dix centaines de chevaux bais sont attelés par lui ». Ces chevaux sont les nuages, dont le galop est le tonnerre et dont les rennes sont les vents. Ainsi, Zeus chevauche, en cavalier unique, tous les nuages à la fois.

Un autre mythe, Romain celui-ci, permettre peut-être encore d’affiner notre pénétration du mystère de l’allélousie divine. On raconte que notre bon roi Numa avait négocié avec Jupiter que celui-ci modérât l’ardeur des foudres qui rendait difficile l’existence sereine des humains. En gage de cette alliance, Jupiter avait promis d’envoyer au roi, depuis le ciel désormais apaisé, un bouclier d’airain bilobé, l’Ancile. Cela advint (Jupiter est aussi le garant de la Fides et du serment, Dius Fidius et Semo Sancus) et, pour éviter qu’on ne dérobât le précieux témoin de l’accord des deux rois, céleste et terrestre, Numa fit faire onze boucliers parfaitement identiques, qu’une confrérie de prêtres danseurs, les Saliens, aurait pour mission sacrée de porter en procession, chaque année, pour commémorer ce traité initiateur de la Pax Deorum.

Comment ne pas y voir une expression de plus de ce que nous avons contemplé plus haut ? Nous avons là, nous semble-t-il, un beau symbole de Jupiter primus inter pares, dont la présence, indétectable parmi les douze, est en fait infuse en tous. Ainsi, le bouclier « véritable » est caché dans la foule, c’est-à-dire parfaitement manifeste et, tel un miroir (tout bouclier est symboliquement un miroir qui reflète l’invisible), il ne se révèle qu’à qui est capable de l’envisager, c’est-à-dire se tient exactement en face de lui. Les Saliens font ici office de Corybantes, c’est-à-dire de gardiens mystiques de la présence cachée. Leur tapage est une manière de crier l’évidence pour qu’on ne l’entende pas : le secret est proclamé à tous les vents sous une apparence vulgaire pour être mieux préservé, comme l’Enfant Zeus caché, couché dans sa Grotte Idéale.

Les Douze Dieux traditionnels de l’Olympe sont reliés à leur Unité occulte par la foudre, comme les heures d’un cadrant désignées tour à tour par l’aiguille. L’éclair est le rayon innombrable et unique qui relie le Soleil universel du Soi, dans l’Être, à tous les soleils particuliers des mois engagés dans leurs existences.

Mais, dans le cadre de la Tradition que nous suivons, celle des Grecs et des Romains, il est encore une question qu’il nous reste à résoudre : pourquoi et comment le Dieu de l’Orage a-t-il reçu la fonction de Présidieu ? Quelles furent les raisons mythiques qui lui ont permis de devenir le chef de file des Immortels ? Là encore, c’est dans la duplicité du Dieu à la Foudre qu’il faut chercher la réponse.

Nous avons vu en effet que Zeus, premier des Cronides, est le dernier des souverains universels dans l’ordre dynastique : il succède à Ouranos et à Cronos. Élément hégémonique de la Triade des Pères Intellectifs (avec Poséidon et Hadès), il est le dernier élément de la Triade des Pères Intelligibles, celle qui nous permet de penser (si toutefois cela est permis sans impiété) le mystérieux passage de l’Un au multiple.

Selon la théologie de Plotin, Proclus et Jamblique, Platon a, dans son dialogue appelé Parménide, donné une clé pour résoudre cette énigme, sous l’apparence d’un innocent jeu de logique. Il y est question de l’Un, et de ses relations avec l’être et le multiple. Parmi les hypothèses que formulent les protagonistes dudit dialogue, les trois premières sont particulièrement importantes.

La première hypothèse pose que l’Un n’est pas : on ne peut rien dire de lui, car en parler, c’est déjà le rendre multiple, et donc le manquer. La deuxième stipule que l’Un est, et que, dès lors, toutes choses participent de l’Un : l’Un, c’est le Tout. Selon la troisième, l’un est et n’est pas, il change en permanence, il est instant insaisissable entre être et non être. En ce sens, cet un est multiple. Son caractère à la fois fugace et fulgurant, bien sûr, nous fait irrésistiblement penser aux foudres joviales.

Car le dialogue de Platon, à travers l’exégèse qu’en ont fait les Néoplatoniciens, est en réalité le schéma fondateur de toute une théologie, pour laquelle chaque hypothèse fonde une hypostase, un Dieu. Le Premier Dieu, Ouranos, correspond à la première hypothèse ; le deuxième Dieu, Cronos, est l’expression mythique de la deuxième et Zeus, le troisième Dieu, illustre la dernière des suppositions sur l’Un. Ces trois Principes ne sont autres que l’Un, l’Être, et l’Existence, soit l’Être en mouvement, autrement dit la Vie. Ce sont les trois étapes par lesquelles, pour ainsi dire, Dieu sort de Lui-même, sans sortir de Lui-même, pour exprimer Son essence inconnaissable dans le monde.

Le Premier Dieu, au-dessus du Tout, est antérieur à toute détermination, y compris celle qui le désignerait comme « Dieu » ou « Hypostase ». Il reste totalement imparticipé, et ne peut, en toute rigueur, être appréhendé par aucune des entités auxquelles il donne naissance. Il correspond, dans la théologie de l’Hindouisme, au Brahman des Upanishad, « unique et sans second ». Bien qu’au-dessus de l’être, on peut cependant en avoir l’intuition par l’être lui-même et par sa manifestation, dans une sorte de certitude paradoxale de l’absence que la Cardinal Nicolas de Cues, au XVème siècle de l’ère vulgaire, a osé qualifier du nom merveilleux de « Docte Ignorance ».

De cet Un-là, dont on ne peut justement pas dire « Cet Un », l’Intellect qui en est issu a essayé de se saisir, en vain. Cet acte prédateur primordial a été interprété mythiquement comme la castration d’Ouranos par son fils Cronos. Celui-ci cherche à circonscrire ce qui ne peut pas l’être et, pour tout résultat de cette violence impie, n’obtient qu’une relique et une blessure. Et quelle relique ! Et quelle blessure ! La première n’est autre que l’axe primordial de l’Univers, le jet initial d’où tout être tire son origine et la source de toute fécondité ultérieure. La seconde est la marque irrémédiable du manque, la trace de l’écart absolu, le signe qui témoigne de la présence par la béance même de l’absence. Le point suprême, primordial et fascinant qui désigne le Tout comme l’Infini moins un, qui dénonce l’être comme une incomplétude innée.

C’est sur cette blessure fondatrice que se dressa Cronos, après qu’il eut châtré son « père » Ouranos, père de toute façon absent, réalité du « déjà pas là ». C’est cette absence qui fonda la présence de cet Intellect primordial, car né d’elle-même. C’est lui qui, en toute rigueur, devrait être confessé comme premier Dieu et première hypostase, car c’est lui qui le premier se dresse comme conscience et désir de connaître ce qui le dépasse. Si l’épistase est ce qui surplombe tout, et se tient toujours plus loin, alors l’hypostase est ce qui en découle, ce qui y est suspendu : après le Brahman, « Dieu » impersonnel, vient Brahma, le Dieu personnel, que les Hindous nomment aussi parfois Purusha, la Personne, ou Ishvara, le Seigneur.

Et la position de ce Principe est peu enviable : orphelin de son origine, il ne peut que craindre sa continuation. L’acte qu’il a perpétré, en effet, a déclenché la manifestation des possibilités contenues dans la Nuit des Temps, et qui désormais ne demandent qu’à s’écouler. Cronos a tranché la première décision entre ce qui doit naître et ce qui doit n’être point, et, dès lors, a provoqué l’épanchement indéfini de l’unité vers le multiple, la cascade de l’être dans les innombrables existences. Sa violence primordiale a provoqué l’ontorragie ou hénorragie, qui doit fatalement susciter les Erinyes afférentes à ce crime de lèse-immensité.

Et c’est ainsi qu’adviendra la troisième génération, celle de Zeus, dont nous connaissons bien les modalités mythiques d’émergence. Elle sera nécessairement en opposition avec la génération précédente, selon la loi métaphysique qui veut que le niveau d’indétermination antérieur soit compris (ou plutôt incompris) par la détermination qui la suit immédiatement dans l’échelle ontologique comme un mal, et suscite par conséquent de sa part une furieuse révolte, une hybris déchaînée. Et, au niveau suivant, la polarité de cette Eris ne peut que s’inverser. 

Ainsi, de même qu’on a vu l’hybris de Cronos s’exciter contre Ouranos, on verra désormais celle de Zeus se hérisser de Dieux hostiles contre Cronos lors de la Titanomachie. Cette opposition farouche est sans doute un des fondements de la théorie des Deux Règnes, selon laquelle Platon oppose le Règne de Cronos, antérieur, à celui de Zeus, que nous connaissons. Le Ciel des fixes, dont la rotation s’effectue à rebours des cieux planétaire, symbolise dans le Timée la révolution du Même, tournée vers l’unité, alors que les planètes multiples manifestent la révolution de l’Autre, celle du devenir, qui est la loi actuelle du monde, celle de l’Ordre Jovial

Cette opposition fondamentale entre les deux règnes se retrouve à tous les niveaux, où l’on peut observer que Cronos est caché quand Zeus est manifeste, et inversement. En hiver, la saison sans tonnerre, ce dernier est comme absent : l’Iliade (I, 423) nous apprend que « Zeus est parti hier du côté de l’Océan prendre part à un banquet chez les Éthiopiens sans reproches ». L’Ordre du temps est donc suspendu durant les Saturnales, et les giboulées ne sont peut-être rien d’autre que le combat de Cronos hivernal contre Zeus estival…

Et l’on sait que Zeus est le vainqueur…C’est toujours Zeus qui gagne à la fin…Toujours ? Oui, nécessairement, du moins dans le monde qui nous concerne. C’est l’ordre des choses, après tout. Justement : l’ordre des choses tel qu’il a été voulu par Zeus et dont il est le garant. L’ordre ancien, celui de Cronos, est désormais inactuel et subtil, intérieur et secret. Symboliquement, il a été relégué dans les temps jadis, dans cet Âge d’Or dont la nostalgie nous pousse quand même à nous ressouvenir chaque année lors des Saturnales. Le règne de Cronos n’est plus qu’un rêve extérieur, celui du Bon Sauvage, repoussé dans les confins océaniques du monde, sur l’improbable Archipel des Bienheureux.

Car Zeus a lié son père des liens d’un sommeil infrangible. Il est désormais l’héritier du sceptre, il se dresse maintenant en vertu de l’hypostase qu’il a pour ainsi dire conquis sur Cronos ; c’est pourquoi Ce dernier est symboliquement présenté comme endormi, puisque son axe, celui de l’Intellect, est en quelque sorte perpendiculaire à celui de Zeus, qui est le rayon générateur du disque de l’Âme. Ainsi, quand l’un est debout, l’autre est nécessairement couché et inversement ; quand l’un est manifeste, l’autre est forcément caché.

C’est parce qu’il lie Cronos que Zeus est le premier religent, le premier à relier les étages de l’Être. Jusque-là en effet, l’ontogénie et la cosmogénèse qui l’accompagne nécessairement n’avaient été qu’un confus combat, une lutte sans queue ni tête. Il reviendra à Zeus de stabiliser ce tourbillon, et les Destins lui ont réservé le privilège de changer ce cercle vicieux en cercle vertueux, de stopper l’hénorragie par la coagulation des deux mondes, imaginal et sensible
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Zeus, en effet, conçoit l’intuition que son règne doit être stabilisé. Il a la prudence de consulter l’Oracle de Nuit, c’est-à-dire de plonger nu dans le puits sans fond des Origines, dont même Ouranos était sorti. Et c’est de ce Puits qu’il va tirer sa sagesse, ainsi que la suprématie royale qui en est le corollaire. Il lui est en effet conseillé de manger son épouse, Métis (l’Astuce), de peur qu’elle ne conçoive le fils qui ne manquera pas de le détrôner, lui réservant le sort qu’il avait infligé à son père, et que celui-ci avait infligé à son grand père avant lui.

Obéir à l’oracle lui permettra de mettre fin au développement indéfini et monstrueux de la violence ontogénique et de conclure la crise cosmogonique. « Je suis le conseil » peut s’entendre en effet de deux manières, et Athéna, la Raison Suprême, jaillit tout armée du front céleste de Zeus. Il est désormais le Métiéta, le Sophros, le Père du Bon conseil. Or, c’est l’Origine elle-même qu’il a avalé, car une Tradition Orphique nous enseigne que Métis est une Déesse Primordiale, le côté féminin de Phanès, Premier Apparu. Zeus, le petit dernier, vient donc par cet acte de s’assimiler au Grand Premier. Il a renoué avec son origine, et c’est en ce sens qu’il « relie » Cronos.

Il recoud, en quelque sorte, la blessure infligée par l’Être au Néant et par l’Intellect à l’Un. En englobant, il comprend, il capte et récapitule, symboliquement et en puissance, ce qui ne peut l’être littéralement et en acte : l’Infini. Et cette récapitulation miraculeuse et soudaine, qui a jailli de son crâne comme un « éclair de génie » sous la forme d’un vierge toute armée, dans un cri de victoire, fait de lui la tête du monde, le Premier des Intellectifs.

Et voilà pourquoi Zeus est le principe de toute Religion : il a saisi, le premier, l’articulation la plus subtile qui soit : celle qui relie le Rien et le Quelque chose. Il a revécu en lui le drame cosmique qui est à l’origine de son existence : la pensée, impuissante, qui se retourne sur elle-même en un effort désespéré pour saisir son origine, qui creuse toujours plus profondément le puits du mystère à la rencontre de la réalité dont elle est comme assoiffée, ce sont les maux de têtes indicibles dont souffre Zeus après avoir englouti Métis. Au moment où, vaincue, haletante, la pensée s’avoue impuissante devant le Souverain Secret des Origines, l’inespéré surgit : soudain, c’est l’éclair qui surgit sur le front de Zeus luisant de sueur et ridé par l’effort. Sur l’écran brisé de la nuit opaque de l’abscondité, a surgit Phanès, l’ancêtre brillant de Zeus et de tous les Dieux. Et cette saisie paradoxale est justement ce qui fonde Zeus en sa Jovialité : il devient le père de son propre ancêtre, et boucle la ceinture de l’Eternité, pansant ainsi la plaie ouverte dans le ciel par le Temps castrateur. Dieu fonde sa propre Divinité en Se saisissant Lui-même en Sa Sagesse éternelle : et c’est la naissance triomphale d’Athéna, le surgissement de la lumière victoriale.

Saisie du Sceptre de la Monarchie Mondiale, conquête de la hauteur absolue, saisie du sceptre de l’instant, de la soudaine instantanéité de la fulgurante évidence, de l’axe qui relie entre elles toute choses. Zeus est Dieu car il s’est soumis à l’Absolu, car il s’est reconnu en tant que causé. Dans le mythe, en effet, il accepte l’oracle de Nuit, et s’abstient de pénétrer Métis, mais la mange. Comme plus tard Ulysse, il devient « Personne ». Il ne suit pas la voie de Kronos et d’Ouranos, l’hybris de sa propre nature, mais il va contre lui-même, à contre-courant de la nature titanique, et c’est cela aussi qui fait de lui un Dieu, le Dieu par excellence, le Roi des Dieux.

Sa ruse à lui s’est transmuée en sagesse : elle n’est plus un vulgaire expédient, elle est désormais sûre et stable. Et sur cette sagesse, il va construire l’univers, son Eglise, sur la pierre que Kronos avait vomie, ce Terminus qui distingue et unit en même temps. Car si l’intuition, l’illumination souveraine lui est échue, c’est la pensée discursive, dianoétique qui est son lot. Dianoia peut se lire en effet comme « pensée de Zeus » : son univers est un monde articulé, ou chaque étant est distinct des autres. A l’inverse d’Ouranos, donc, il est fécond et ses enfants peupleront le Ciel et la Terre.

Cette réconciliation de l’Être avec lui-même et avec l’Un, Zeus va la réaliser selon le mode qui lui est propre, de manière axiale, et à chaque extrémité de la colonne qu’il a dressée.

Ainsi, il retrouve Ouranos dans son lointain Mystère, qui est celui de l’Un. La Kena Upanishad avait déjà formulé cette contemplation en expliquant comment Indra avait conquis sa suprématie sur les autres Dieux en reconnaissant dans un misérable brin d’herbe le Brahman unique et sans second. Victor Hugo, toujours à l’affut d’une merveille métaphysique, ne s’y était pas trompé en adaptant ce texte sublime dans son poème « Suprématie ». Zeus est le premier des Panthéistes, et c’est précisément cela qui, par la Pantarchie qu’il exerce, fait de lui un roi sacré

Par son acte de foi, c’est finalement lui qui restaure, pour ainsi dire, l’Absolu. Car, détenteur à titre second de la conscience hypostatique, il ne la retient pas pour lui-même, mais la « rend » en quelque sorte, à son Grand Père, qui, en toute rigueur, ne saurait posséder l’hypostase. Il personnifie, en d’autres termes, l’Absolu. Ce faisant, il transforme le Monos en Nomos, et organise l’univers. Il distribue l’hypostase aux Dieux qui en sont les archétypes agissants. C’est l’œuvre royale par excellence.

Il acquiert donc, sous un mode personnifié et symbolique, les attributs (ou plutôt les non attributs) de la Déité impersonnelle dont il eut la juste intuition. Il porte ces attributs comme des trophées de la victoire qu’il a conquis sur lui-même. C’est désormais un Zeus sans nuage que ce Zeus-là, un Zeus suprême comme l’Oromazdès des Iraniens ou l’Amon des Egyptiens.

Zeus Amon personnifie à merveille se caractère suprême de la fonction aristomégistique. Il est, en effet, le Caché, car il réside en amont de toute lumière. Il est , parce qu’il se cache derrière son aveuglante évidence, et les ténèbres de son cœur sont tellement parfaites qu’elles débordent de lumière, rayonnant en permanence de leur contraire. Amon est l’expression énigmatique de la Monade ; il nomme toutes choses de son propre nom secret : il est, disent les prêtres de l’Egypte Eternelle, « le Dieu Unique qui s’est fait des millions » (Hymne à Amon de Leyde). C’est pourquoi il est à même de régner sur le monde, c’est-à-dire d’harmoniser de manière efficace les relations de l’Un et du multiple, en tant qu’il personnifie la révélation paradoxale de la Monade dans l’Hénade

Mais comme tout paradoxe, il reste caché, comme Ulysse, sous un nuage d’or appelé bélier. Chaque fois qu’on sacrifie un bélier, donc, c’est le verbe secret d’Amon qui s’écoule avec le sang, et sa toison d’or nous sert de miroir pour capter les secrets de l’infini, ou piège au matin la rosée ambrosiaque de la Nuit des Temps. Mais surtout, ces cornes en spirales sont le fossile de notre salut, c’est l’escalier en colimaçon qui permet de monter et de descendre le long du fleuve dressé de l’éclair, ce Nil incandescent, en suivant la théorie des Dieux qui s’en vont contempler à l’extérieur du monde.

C’est en tant qu’Amon que Zeus restaure l’anamnèse pour toutes et tous, lui, le Petit Fils (Ammammos en Cyrénéen) qui s’est souvenu de l’Immémorial (Amnémon). C’est lui qui nous rappelle par sa simple présence que tous ces Dieux sont uniques. Car il est présent en chacun de nous, il n’est que de le découvrir, et d’épouser sa foudre, qui est notre jeunesse éternelle (Hébé).

Mais comment ? D’abord par la prière et la célébration des hymnes. Celui qui prie, en effet, place son cœur à l’aplomb du Ciel, et met sa tête comme un œuf à couver dans le nid du Ciracêtre, l’Aigle d’Azur qui circonscrit l’unité et fixe le soleil. Ainsi placé sous le soleil exactement, nous cessons de prier et commençons à briller car nous sommes sans ombre, et notre axe individuel se confond avec l’axe divin. Ce n’est plus nous qui prions, mais le Dieu qui prie en nous.

Car théurge et Démiurge s’envisagent mutuellement de chaque côté du miroir du Réel. Jupiter Senior, celui qui trône là-haut dans le Ciel, c’est le Seigneur, celui que les Monothéistes invoquent comme « Seigneur Dieu ! » et les Quirites comme Jupiter Optimus Maximus, IOM. Celui qui s’étonne en bas, c’est MOI : Jupiter Junior, le Génie, ma propre dimension divine et fulgurante. C’est par lui que je suis hypostasié, comme hypostase accidentelle, à partir de l’Hypostase Essentielle de Zeus, le Maître de la Vie.

Il ne tient qu’à nous de manier cette foudre, qui fut notre origine et qui sera notre fin. L’éclair, on le sait, se produit en deux temps : un brin descendant se ramifie à partir d’un nuage et cherche un contact sur la terre. Puis, lorsqu’il a touché celle-ci, un tronc éblouissant jaillit du sol pour remonter au ciel. Tout cela est instantané, tout en étant distinct. Ainsi notre existence vint elle s’incorporer à partir du Jupiter Majeur, puis remontera vers lui. Bien des sages nous l’ont déjà montré, suivant cette voie Joviale : Latinus, dit-on, devint Jupiter Latiaris, le pieux Enée, Jupiter Indiges, et Romulus, le Fondateur de la Ville, devint Quirinus.

Ces sages ont mené la Guerre Joviale, celle qu’on mène contre soi-même. Par leur ascèse et leur maîtrise de soi, ils ont su changer le Destin en Dessein. Ils ont suivi la Voie Magistrale, celle de la psychomachie, grâce à laquelle ils ont su retrouver l’Empire Intérieur. Sur la route du Soi, leur moi est devenu roi, car ils ont épousé la Loi. Mais gare à ceux qui veulent instrumenter la foudre, comme Tullius Hostilius : celle-ci éclairant leur supercherie, les consumera tôt ou tard. Suivons plutôt la Voie de Numa, qui sut se conformer au rite et obtint la maîtrise des foudres. Et célébrons.

              Il n’y en a qu’Un, c’est Lui, Zeus, le Seigneur universel, le Dieu des dieux ;
Il est en vérité le Seigneur qui domine, le Seigneur qui culmine, perché au comble de l’Etre ;
Il est le Seul qui vaille, le seul qui veille quand dorment les archontes,
Il est l’Unique dressé lorsque tous sont couchés,
Il est le Saint-Axe, l’Acrothée, le Gnomonde, le Très-Haut ;
Et Zeus est le Plus-Haut

Et vous, maintenant, mes frères et sœurs d’orage, Courètes, Corybantes et Maruts de toutes traditions, poursuivez en dansant la broderie de la Trabée Cosmique qui drape notre Père commun, en l’ornant des innombrables motifs des mythes qu’on chante en vos pays, avec l’aiguille incandescente de la foudre et votre haleine comme fil.