mercredi 31 janvier 2018

Y


L’Abécédaire du Petit Père Païen

Y comme Yggdrasill, Arbre Cosmique.

Je sais qu’il est un frêne appelé Yggdrasil, arbre altier, sacré, de blanche boue aspergé. De là viennent les gouttes de rosée qui tombent dans les vallées. Toujours vert, il se dresse au-dessus de la source d’Urd  ( Edda Poétique, Völuspa XIX – traduction François-Xavier Dillmann)

Cette phrase, assurément, pourrait être notre credo : non pas celui d’une croyance, mais celui d’un savoir.

Lorsqu’en nos vertes années nous nous mîmes en quête de notre foi, quel ne fut pas notre émerveillement lorsque nous découvrîmes, au détour d’une lecture, que celle-ci pouvait prendre la forme d’un arbre magnifique, gigantesque et sacré. Cette révélation nous fut donnée par la lecture du livre de Régis Boyer : Yggdrasill, la Religion des Anciens Scandinaves (Payot 1992). Pour nous, il devint dès lors évident que toute sacralité ne pouvait s’exprimer qu’en un tel arbre, où le monde s’enlace à la divinité.

Nous avons toujours gardé, depuis ce temps, un très fort sentiment de vénération pour l'Arbre, quel que soit son nom, car c'est lui qui nous fait tenir debout, c'est lui qui pense dans l'enchevêtrement nos neurones, c'est lui qui respire dans nos bronches, c’est lui qui nous donne l’intime certitude d’être une émanation univertébrale.

Et bien que nos pas nous aient conduit vers d’autres horizons spirituels et nous aient fait traverser bien des contrées de la pensée, nous sommes toujours resté fidèle au Grand Frêne cosmique, l’arbre divin auquel les anciens scandinaves, avant d’adopter la funeste superstition venue du Sud, rendaient hommage. Signe des temps : les chrétiens n’eurent rien de plus pressé que d’abattre ses symboles, les arbres visibles auxquels les peuples portaient leur vénération.

On a coutume, parmi les Néopaïens, d’opposer nos traditions aux « Religions du Désert », regroupant sous cette expression les trois Monothéismes Abrahamiques. Cette opposition, parfois décriée au nom de la légitime fraternité humaine, nous semble cependant pertinente au plus haut point.

En effet, on ne peut nier que les religions Abrahamiques soient issues du désert, non seulement, bien sûr, si l’on se place d’un point de vue géographique, mais plus encore si l’on prend en compte, dans une perspective spirituelle, la dimension symbolique de celui-ci. La transcendance du Dieu des Monothéistes, en effet, dans toute l’intransigeance de sa radicalité exclusive, s’exprime de manière parfaitement adéquate dans la nue solitude des dunes et des rocs, où la terre sans arbres et le ciel sans nuages se dévisagent en une dualité aussi silencieuse qu’indépassable.

Les Monothéistes revendiquent d’ailleurs eux-mêmes cette origine, et ont toujours été friands de cette solitude ascétique : de Moïse, Jésus et Mohammed, jusqu’au Père Charles de Foucauld, en passant par tous les moines d’Orient et d’Occident, il fut évident pour les Gens du Livre que Dieu Se cache dans son silence, et que le désert est Son jardin d’absence.

Bien que nous en reconnaissions la grandeur, cette aridité spirituelle ne nous convient pas, car nous ne sommes pas, quant à nous, sorti d’Egypte. Aussi, comme les habitants de la Vallée du Nil, pourtant voisins des étendues désolées du Sahara, nous défions-nous de ces lieux dévastés où règne sans partage la fureur des vents et l’ardeur implacable du soleil : c’est là le domaine de la vanité, de la poussière, du rouge chaos et de la mort. Comme le peuple de la Belle Valée, nous lui préférons la couleur noire du limon doucement déposé par le fleuve divin et les innombrables nuances du vert des roseaux, des papyrus et des perseas. C’est dans cette luxuriance que s’épanouit notre foi, car, pour nous, la forme arborescente est la plus apte à servir de symbole à l’immanence de la Divinité.

Osiris, Maître des Morts et Seigneur de toute vie, est en Egypte la divinité arborescente par excellence : son cercueil, lorsqu’après avoir été jeté au fleuve par son frère Seth, le Fauteur du Désert, alla, dit-on, s’échouer sur les rives de Byblos où il prit racine et poussa comme un cèdre gigantesque et majestueux, à telle enseigne qu’il servit de colonne maîtresse au palais du roi local. On comprend pourquoi les Grecs assimilèrent Osiris à leur Dionysos, le Fou Feuillu, autre Dieu arborescent dont un des principales épiclèses est Dendritès (« Des Arbres »).

Ainsi, on peut affirmer qu’en général toutes les traditions Païennes se réfèrent à une ou plusieurs essences d’arbres qu’elle pourraient prendre comme symbole verdoyant : si les Egyptiens se plaisent au Sycomore et au Cèdre, leurs voisins de Syrie et du Liban dont ce dernier arbre est aussi le symbole vénèrent volontiers le Palmier dont ils portent d’ailleurs le nom (Phoinix : phéniciens). Les Grecs, quant à eux, peuvent être à bon droit considérés comme fils de l’Olivier et de la Vigne, dont les sucs respectifs éclairent leurs maisons et leurs âmes. Quant au Romains, ils doivent leur existence, de leur propre aveu, au Figuier Ruminal à l’ombre duquel allaita la louve légendaire, et voient dans la majesté du Hêtre montagnard la demeure du Grand Jupiter (Fagutal) qui fulmine dans les cieux. Nul n’ignore l’éminente sacralité du Chêne pour les Slaves et les Celtes, sans oublier cet arbre extraordinaire qu’est le Gui, arbre porté, pour ainsi dire, à la puissance seconde…Pour revenir, bien sûr, au Grand Frêne cosmique que célèbre la völva en sa transe inspirée, et dont le nom signifie « Coursier du Redoutable », c’est-à-dire, finalement, Monture de Dieu ; à moins que, sous le nom d’Irminsül, le Fort Epieu, il ne soit vu comme l’étai cosmique qui, évitant que le ciel ne vienne s’écraser sur la terre, ménage par sa force tendue l’espace vital de tous les êtres…

Bref, la sensibilité spirituelle des Païens de tous lieux et de tous temps ne trouvera pas de meilleur symbole que l’Arbre, dans son unité structurelle comme dans son inépuisable diversité spécifique. En effet, celui-ci présente, par ses caractéristiques propres, une remarquable aptitude à exprimer les fondements théologiques du Panthéisme ou du Panenthéisme.

L’arborescence peut sans doute être considérée comme le langage même de la Vie, voire comme la manifestation obligée de toute existence. Elle exprime dans l’espace et dans le temps le passage mystérieux de l’Un au multiple en même temps que celui du Caché au manifeste. L’arbre, en effet, est un dans son tronc et multiple en sa frondaison comme en ses racines : il est comme un isthme vertical qui relie par une singularité dressée une multiplicité cachée à une multiplicité manifeste. Dans la latence souterraine de ses racines, il se dérobe au regard, tandis qu’il s’offre à notre émerveillement dans l’épanouissement de son houppier et dans la majesté de son port.

C’est pourquoi il constitue une image unique et vivante de la divinité et du monde qui en est la manifestation : en lui, s’unissent le divin et le mondain, le spirituel et le matériel, de manière quasi miraculeuse, « sans séparation ni confusion » comme dit un adage chrétien bien connu. L’arborescence, en effet, nous enseigne les lois de la causalité qui conduisent toute nature à se développer en manifestant les possibilités qu’elle contient en elle-même à titre causal. L’arbre, littéralement, nous explique la nature par sa danse fractale.

Toute arbre est le récit en mode simultané d’une généalogie de l’être, un livre vivant de mythologie muette. C’est peut-être pour cela que les latins appellent le bois Liber, qui est aussi le nom qu’ils donnent au Seigneur des Arbres et des Sucs. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle, depuis des millénaires, l’écorce des arbres à fourni les supports de nos écritures sacrées : n’est-ce pas encore par la vertu de sa pendaison qu’Odin découvrit le pouvoir des runes ? Les feuilles d’Yggdrasill sont peut-être les pages sans nombre de la mythologie universelle, chacune étant un mythème épanoui en sa saison éternelle…Quelle est l’essence de l’Arbre cosmophore ? Peut-être est-il la synthèse de toutes :  la grand Fabulier dont la frondaison porte les couleurs simultanées de toutes les saisons.

L’arborescence est son langage, qui lui permet d’articuler simultanément tous les mondes (neuf, nous enseignent les Eddas) : il est l’oriflamme unique de l’Être dans tous ses états. Rien n’échappe à ce verbe sans discours, dressé dans un éternel présent : dans les branches d’Yggdrasill, tout est toujours là, et c’est par lui que le monde se survit à lui-même puisqu’il en est l’axe indestructible. Il conserve dans le secret de son tronc les germes des mondes à venir. C’est grâce à l’arbre, miracle discret du quotidien devant lequel le profane passe sans s’arrêter, que nous pouvons nous faire une idée approximative de la totalité, car nous pouvons l’embrasser d’un seul regard ; c’est grâce à lui que nous éprouvons cette vérité métaphysique que le tout est supérieur à la somme des parties.

Car l'arbre est le Maître Muet : celles et ceux qui le regardent avec amour en tireront tous les enseignements essentiels à l'existence ; de ce Mutus Liber, point n’est besoin de feuilleter les pages, car le vent se charge lui-même d'en porter le murmure à nos oreilles : ainsi la feuille parle à la feuille. Son enseignement est présentiel et non discursif, il est monstratif et non démonstratif. L’arbre-maître est un livre secret, un codex dressé qu’on ouvre avec le cœur, un hiéroglyphe qu’on a jamais fini de déchiffrer. Même les morts en peuvent lire les arabesques radicales, enlacés qu'ils sont en cette calligraphie secrète que récite le chœur des vers de terre en hommage aux étoiles.

Pour recevoir son enseignement silencieux, il faut savoir en réfléchir l’image en son âme. Car l’arbre nous présente la figure symbolique du monde par sa structure sphérique et symétrique (Fig.1). Par la circulation invisible de la sève brute montant de ses racines et de la sève élaborée descendant de ses feuilles, il nous rappelle que l’univers est un tore, une cellule de convection où l’être circule en coulant sans discontinuer sur lui-même.


L’arbre embrasse l’air en sa frondaison, la terre en ses racines, l’eau circule dans le secret de son bois, et le feu s’y tient tapi en l’imprégnant tout entier. Il empêche la terre de s’écraser sur elle-même, l’eau de se noyer en elle-même, l’air de s’échapper de lui-même, le feu de se consumer lui-même. En son être axial, les quatre éléments se trouvent rassemblés et unis sous les espèces du bois, qui est un des trois aspects visibles ici-bas de la quintessence. L’Arbre déploie l’orbe de l’ordre, astre chtonien, il est l’alchimiste spontané dont le monde est le laboratoire.

Ce sont les arbres qui rendirent ce monde habitable, car ce sont eux seuls qui transmutent la lumière en humeur. Paisibles soleils comestibles, ils sont les grands convertisseurs cosmiques qui changent le pensant en pesant et le pesant en pensant. Sans eux, l’être ne pourrait circuler en faisant tourner la roue à aube de l’existence, et la mort régnerait en maîtresse dans un monde putride.

C’est grâce aux arbres que le monde respire, car les arbres soutiennent le Ciel, en même temps qu’ils le retiennent entre leurs branches. Ils sont les échaciels, nuages verdoyants d’un orage immobile dont les troncs seraient les éclairs tranquilles d’une foudre pérenne. Sans cet orage immobile et silencieux, les nuages du ciel, ces arbres nomades, ne viendraient pas brouter l’haleine des frondaisons terrestres et féconder nos champs (Fig.2). Dans l’ombre des sous-bois, dans le secret inviolé des hautes futaies, l’arbre est un taiseux tonnerre et son tronc un éclair silent et si patient que le regard dru du druide peut s’y reposer sans dommage.


Les arbres fixèrent le souffle errant d’En Haut, retinrent et affermirent la terre incertaine d’en bas. Ils recueillirent la rosée, tissèrent les brumes primordiales en servant de quenouilles et de fuseaux, et distillèrent les ardeurs du soleil, pour les enfouir dans les profondeurs du bois, et transformant l’ardeur en huile pour éclairer toute chose et soulager toute brûlure. Les arbres captèrent la vie et la firent circuler pour tous les êtres.

Ainsi, c’est le bois dont ils sont faits qui rend possible le métabolisme du Vivant Total. Aux origines du monde sensible, en effet, la flamme d’éther, cet élément unique dont est fait l’étoffe des mondes supérieurs, cherchait à remonter à la surface de l’océan de dissemblance dans lequel elle s’était abîmée. En suivant son trajet vertical en direction des cieux pour se réunir à son origine, elle se manifesta d’abord comme un panache de conscience tendu vers le ciel : cet éthernuage primitif fut l’arbre. Puis, lorsque la bulle éthérique s’individualisa et se clarifia, apparut l’homme.

De l’élan vertical des flammes d’éther à travers le magma matériel résulta un échauffement qui produisit d’abord le métal, puis le bois et enfin la chair, char de l’esprit. Bois et chair ont pour propriété d’être la cire de la flamme de la présence : ils ont la capacité de recevoir en eux la lumière voyante qui provient de la divinité. Aussi, tous les arbres peuvent être considérés comme des chandeliers du sens et de la pensée. Le bois ne porte-t-il pas des yeux impatients de s’allumer au moindre frottement ? C’est pourquoi il est la matière sainte entre toutes, cette lumière condensée en laquelle le feu s’est caché. Le bois est l’auxiliaire du sacrifice, et c’est en lui que les Dieux ont décider d’élire domicile en se monde, en y plaçant leurs formes.

Pas de ciel sans arbres, donc, mais pas d’homme non plus, car l’arbre et l’homme sont frères depuis la nuit des temps. Tous deux manifestent dans le monde vivant l’axe du monde en le rendant partout présent, le premier de manière immobile, dans l’ordre végétal, le second de manière nomade, dans le règne animal. Mais il est clair que le premier est l’aîné du second : l’homme ne descend pas du singe, il descend des arbres. Nos ancêtres selon la chair étaient arboricoles, et peut-être la vie humaine doit-elle accomplir son cycle par un retour à l’arbre, ne serait-ce, à l’échelle individuelle, que par le cercueil et le bûcher funèbre.

Les arbres, tout comme les hommes, tissent la pensée du monde sans que ces derniers s’en doutent : ils en sont les neurones, tellement évidents que nous n’y pensons pas. Un monde sans arbres serait assurément un monde absurde, et l’univers se pense dans ses arbres, dont les frondaisons rêvent la réalité. C’est par les arbres que le monde est monde, car c’est par eux qu’il est ordre. L’arbre relie donc le monde à lui-même, et la sève qui circule en son bois symbolise cette quiddité cosmique qui coule en tous les êtres. C’est en cette sève universelle que nous avons le savoir de nous-même : elle est le fermental, le feu humide qui nourrit l’univers.

Un arbre, jadis, m’a murmuré une vérité que mon cerveau, uni à sa frondaison comme une nuée pensante, a fait germer en mythe : l’Homme, m’a-t-il dit, est un arbre en exil.

Autrefois, durant l’Âge d’Or, les hommes et les arbres étaient des frères qui prenaient soin du monde, chacun à sa manière. Les hommes étaient des arbres rouges et les arbres, des hommes verts. En ce temps-là, chacun, homme ou arbre, pouvaient circuler où bon lui semblait. Lorsque l’un ou l’autre sentait le temps peser par trop sur ses épaules, il allait s’enraciner quelques temps en son lieu d’origine afin de se régénérer, puis repartait parcourir le jardin du monde pour l’orner de sa présence, le parfumer de son essence et l’encenser de son admiration. Car, à cette époque, toute cérébralité était célébrante, et toute raison oraison jaillissante.

Mais survint la catastrophe par laquelle tout s’inversa. Ce fut la Catamnèse par laquelle débutèrent les temps de la Grande Amnésie. Les arbres, pour se préserver, se fixèrent définitivement et cessèrent de cheminer. Ils s’enracinèrent dans une profonde méditation et s’enfermèrent dans le mutisme : bien peu, aujourd’hui, sont ceux qui savent que les arbres pensent, et encore moins nombreux ceux qui les comprennent.

Quant aux hommes, ils perdirent la faculté de se régénérer par l’enracinement et furent condamnés à une errance sans fin par les terres et les mers. Mais, pire encore, ils furent coupés de leur sol d’origine et furent condamnés à marcher sur l’humus où s’amoncelaient les feuilles mortes, paroles caduques de leurs frères désormais exilés dans leur intériorité, pendant qu’eux mêmes étaient assignés au bavardage sans fin d’une exténuante extériorité. Car, avant la Catamnèse, les hommes marchaient sur la canopée du monde, pied à pieds avec leurs frères végétaux, et leur tête s’enracinait dans les cieux, qui étaient leur sol natal, comme celui des arbres était la terre, sol fatal.

Depuis ces tristes temps, arbres rouges et hommes verts s’ignorent et détestent : les premiers massacrent les seconds, et ceux-ci méditent les misères de ceux-là. Mais nos frères immobiles rêvent à l’Âge d’Or dont ils ont conservé le souvenir intact…Et nos ancêtres Païens le savaient encore, qui gardaient dans leurs rites et leurs mythes des vestiges de l’ancienne fraternité. Mais depuis la venue des dendrotomes, les coupeurs d’arbres, même ces souvenirs-là ont fini par se perdre. Or, s’il est une chose que les arbres savent de science certaine, c’est qu’il n’est d’hiver si terrible que ne suive un printemps. Et que, par conséquent, l’Âge d’Or ne peut que revenir…C’est pourquoi certains ont choisi de sortir de leur mutisme.

Voilà ce que m’a confié le magistrarbre de mon enfance, au pied pachydermique duquel j’aimais me recroqueviller, et que j’appelais le Téléphant…Ou plutôt, voilà ce que j’ai pu voir grâce à la phrase qu’il a semé amicalement dans l’arborescence de mes neurones pour qu’elle germe et s’épanouisse en frondaison mythique. Plus tard, la tradition nous a confirmé les dires du grand murmurier.

Les Hommes, dit une tradition grecque, viennent du miellat du Frêne. C’est Hésychios qui nous l’a transmise : fruits du frêne, tel est le genre humain.  Nous sommes par conséquent des phénomènes issus des faines : l’humain est né de la condensation du miel céleste mêlé à la graisse de la terre. On peut donc à bon droit l’appeler Mélicarpe. Il provient de la manne, ce qui explique mystiquement son nom dans de nombreuses langues (Manu, Mann). L’Homme est bien issu de la sève de la Pensée : il est fils du Grand Phrène.

Mais ce dernier n’est pas seulement le père de l’homme et le porte-monde, il est le nid des Dieux, et Dieu lui-même. La structure arborescente, qui est omniprésente dans le cosmos, est la trace visible de l’acte créateur qui pénètre toute chose, de cette lumière voyante qui, à partir de la Ténèbre éblouissante de l’Un, vient irriguer le moindre atome de l’onde existentielle. L’arborescence est ainsi l’image la plus adéquate de la Providence, et, par conséquent, le symbole même de la puissance divine.

Aussi, en contemplant le port majestueux des arbres, c’est la Divinité elle-même qu’il nous est donné de voir. L’arbre est l’indice de l’indicible et, pour ainsi dire, le gnomon du soleil intelligible, dont il est la signature en son être même. Il est, simultanément, une image aniconique et figurative de la déité, qu’il révèle et qu’il cache en même temps par sa danse immobile.

Dressé comme une prière muette vers une absence niée, il est à la fois l’orant et destinataire de cette oraison arborescente  : dans l’enchevêtrement des branches, lieu ambigu de toutes les pareidolies, c’est comme si le Dieu se priait lui-même. L’arbre est l’expression première d’une extase qu’exprime la ramification comme un élan sans fin de la totalité vers elle-même. Tout se passe comme si la Divinité, à travers la forme intelligible de ce symbole des symboles, jouait à se rejoindre elle-même en un geste de mondification éternelle de son être, ou le centre se multiplie de manière asymptote à la circonférence.

L’arbre raconte en un instant unique l’exubérance de l’être en quête de lui-même, et l’éternelle dialectique à laquelle cette autorévélation perpétuelle le condamne. Or, cette dernière peut être représentée de manière adéquate par le symbolique du Caducée, bâton de héraut du Dieu Hermès. L’écheveau des serpents qui le constituent n’est d’ailleurs pas sans rappeler la structure d’une corde, et celle-ci, à son tour, nous ramène à l’arbre, et singulièrement à Yggdrasill, car c’est à ce dernier qu’Odin, le Dieu souverain de la mythologie nordique, c’est pendu afin d’obtenir la connaissance des runes, ces caractères magiques que l’on gravait sur le bois. Nous y reviendrons plus bas.

Cette dialectique caducéenne est d’abord celle d’une divinité où l’unité et la multiplicité sont intimement mêlées, inséparables quoique distinctes, et articulées dans la double arborescence des branches et des racines. Innombrable et unique à la fois, l’arbre cache toujours la forêt ; mais étant un tout présent entièrement dans chaque partie, chaque arbre à la conscience de toute la forêt ; le mot bois désigne à la fois la matière (hylè) de chaque arbre, et en même temps tout un ensemble d’arbre (alsos). Un dans sa structure, l’arbre est également multiple dans la variété de ses essences.

Ensuite, il entrelace, en vertu de sa ramification, l’universel et le particulier. En lui, chaque partie, la plus infime soit-elle, est reliée au Tout. Nous avons vu, dans notre article D comme Dieu, que chaque Divinité est un rameau du souffle lumineux omniprésent dans l’univers, qui se subdivise à l’infini afin qu’aucune parcelle de l’être ne soit privée de présence divine. Ainsi, chaque arbre est une manifestation singulière de l’axe unique qui opère l’anamorphose du monde : tout arbre est solitaire et solaire, et, dans sa majestueuse verticalité solidaire du soleil, pour l’éclat duquel il dresse toute étendue en son tronc, faisceau symbolique des puissances existentielles. En cette gerbe se manifeste tous les Dieux en un seul, et en chaque Dieu tous sont rendus présents.

C’est pourquoi l’arbre, et singulièrement dans sa matérialité, est le lieu privilégié de la manifestation divine : il est l’agalma universel, l’image de culte la plus adéquate qui soit. La chair des Dieux, ici-bas, est faite de bois. Les Dieux viennent se montrer à nous dans un bain de bois ; chacun se manifeste selon son essence, chacun porte son arbre comme un sceptre, ou est porté par lui comme sur un pavois. Zeus arbore fièrement le Chêne, fourreau de sa foudre, Athéna l’Olivier père des lumières, Héraclès porte les feuilles du Peuplier ; Artémis se plait aux Saules argentés et aux Coudriers, quand Perséphone préfère le Cyprès, sentinelle d’éternité…

C’est dans les xoana que se célèbrent les noces du naturel et du surnaturel, comme un vin qui fermente dans les foudres de chaîne ; c’est là que se réalise l’indicible union du ligneux et de l’igné, de la lumière et de l’humeur : c’est là que se réitère l’orage originel qui réconcilie le temps et l’éternité. Les yeux qui constellent le bois sont impatients de s’ouvrir, les Dieux qui y vivent, impatients de sourire, pour la co-ignition des êtres lymphatiques et des êtres lymphatiques, des arbres animaux et des hommes végétaux…

Le bois est la matière même du sacrifice : feu endormi, pensée solide, c’est en lui que séjourne, latente, la forme des Dieux ; c’est pourquoi la statue de culte peut être considérée comme une offrande offerte au Dieu qui vient y séjourner. Mais elle est également, pour la divinité qui s’y concrétise, une eau dans laquelle, d’une certaine manière, elle se noie. C’est comme si, en quelque sorte, le Dieu y était offert à lui-même, en cette interface entre ce monde et l’autre, cette bouée, ce flotteur métaphysique. La statue manifeste donc cette ambiguïté fondatrice de tout culte : la mort du Dieu à lui-même en tant que conscience totale et parfaite, et sa naissance à nous-mêmes en tant que conscience partielle et mortelle. Dans ces conditions, l’image cultuelle oscille entre ce monde et l’autre, comme suspendue entre les deux : elle est, littéralement, une hypostase.

A ce stade de notre méditation, comme au détour d’un sentier forestier, surgit de nouveau notre promeneur des Mondes, Odin. Car le mythe vient à point nommé nous rappeler son autosacrifice, dont un récit nous vient du Havamal, strophes 138 à 141 : Je sais que je pendis à l’Arbre battu par les vents, neuf nuits pleines, navré d’une lance et donné à Odin, moi-même à moi-même donné, à cet Arbre dont nul ne sait d’où proviennent les racines. Le Dieu s’offre ainsi afin d’acquérir la connaissance des runes, qu’il obtient après avoir enduré sa longue souffrance.

Cet épisode de la mythologie du Nord, en rapport avec le Grand Arbre, est à mon sens un des plus fascinants et des plus énigmatiques qui soit. Sa puissance symbolique connait très peu d’équivalent dans le trésor des mythes de l’humanité. Parmi les innombrables (et sans doute infinis, à l’image de la stature du Frêne lui-même) enseignements que l’on peut en tirer, c’est la solidarité entre l’hypostase, la personne divine, et l’axe du monde, qui nous a le plus marqué. Suspendu au fil de soi, Odin manifeste le Frêne comme sa monture (Ygg-Drasill) mais réciproquement, se manifeste comme le Dieu suspendu (Hangatyr). Il s’identifie à l’Arbre : alors, je me mis à germer …

Mais le mythe nous porte encore au-delà. Dans quel sens Odin s’est-il pendu ? Par les pieds ou par le cou ? L’ambiguïté demeure et, sans doute, demeurera toujours. A la lecture des textes, il semble qu’aucune décision ne soit possible. Les représentations et les interprétations n’excluent, à l’examen, aucune possibilité. Mais la plupart, cependant, semblent opter pour une pendaison à l’envers, c’est-à-dire dans l’optique de l’arcane XII du Tarot de Marseille.

Le Havamal ne permet sans doute pas de trancher : je scrutai en dessous, je ramassai les runes semble pencher pour une pendaison par les pieds. Tout se passe donc comme si Odin plongeait dans la mort, comme s’il inversait son être. Il s’est d’abord, nous dit le texte, transpercé de sa propre lance, Gungnir, arme fatale s’il en est, car elle détermine, dans les conflits, quelle est l’armée qui l’emportera, et, une fois lancée, revient toujours dans la main de son maître tout en ne ratent jamais sa cible. A la lumière de ces données, il est donc légitime de penser qu’Odin s’est pris pour cible en tant qu’autre, préfigurant ainsi, d’une certaine manière, Rimbaud !

Si, comme nous le croyons, le Farmatyr s’est pendu par les pieds, alors nous pouvons considérer que par cet acte il a remis, en quelque sorte, l’Arbre à l’endroit. La tête vers les racines, il se retrouve, en effet, avec le houppier de l’arbre à ses pieds. Il le regarde donc conformément à cette tradition qui nous présente l’univers comme un arbre inversé, dont les racines plongent dans le ciel et dont la couronne touche la terre.

Cette tradition est attestée dans plusieurs mythologies, en particulier en Inde : L’Impérissable a la racine en haut et les branches en bas, ses feuilles sont les hymnes du Veda (Rig Veda I, 27 : 7) ; Ce figuier éternel, dont les racines vont vers le haut et les branches vers le bas, c’est le Pur, c’est le Brahman, c’est ce qu’on nomme la Non-Mort. Tous les mondes reposent en lui  (Katha Upanishad, VI, 1). Par son sacrifice, donc, Odin redresse l'Arbre Cosmique. Il n’est pas étonnant, dès lors, que cet acte d’ascèse soit en même temps un acte de connaissance : il est en quelque sorte couronné par les runes, et recrée le monde, d’une certaine manière, en associant la parole (phasis) à la nature (physis).

C’est un acte sacrificiel et de contemplation que l’acte d’Odin : en redressant l’arbre dans le miroir de son âme, le franc-voyant l’embrase et le restaure dans sa réalité une et double (fig.3). Car il y a, en effet, un arbre naturel, dont les racines plongent dans la matière et dont le houppier s’épanouit haut dans le ciel, et un arbre surnaturel dont les racines sans nombre proviennent des profondeurs célestes et dont les branches et rameaux viennent caresser la terre en tous lieux.

Le premier est fait de sève et de bois, il produit des fruits comestibles ou non, il nous donne ses sucs et son ombre pérenne. Le second est fait d’éther flamboyant, et se manifeste parfois le temps d’un clin d’œil dans la foudre divine qui apporte la lumière et le feu. En temps normal, les deux arbres ne peuvent cohabiter : la foudre humide et tranquille de nos vergers s’embrase instantanément au contact de l’arbre fulgurant des champs célestes.

Pourtant, ils sont complémentaires, et c’est par leur connexion secrète que le divin vient irriguer notre monde. La sève et l’humeur du phytos ne sont qu’une modalité de de la clarté et de la lueur du photos. L’un se change en l’autre, dans l’amour verdoyant des feuilles, ses interfaces. Odin nous enseigne par son geste exemplaire que seul le sacrifice, l’acte rituel, permet la cohabitation des deux arbres, moyennant l’intervention de la personne humaine. L’Homme et l’Arbre célèbrent ainsi leur fraternité, dans le bois constellé d’yeux qu’on a baratté pour en extraire le beurre de lumière.

Car dans le bois inerte veille une vive rétine, ouverte en son eau brune, fixant toute forme en son courant immobile, mais vibrante en secrets tourbillons ; Par ses yeux, en effet, le bois étaye la forme des Dieux par la force de son regard. Il est comme un ciel secret, clandestin, noyé dans les eaux sublunaires : ses yeux fixent ici-bas la divine vision et l’attachent à ce monde. Ne dit-on pas aussi du bois qu’il a des « nœuds » ? Ils attachent et retiennent dans la nasse matérielle les poissons de foudre du lac d’en haut, qui sont aussi des yeux, lingots de lumière voyante. Et l’imagier, en vérité, n’est autre qu’un oiseleur, pêcheur de leurs yeux.

Avant d’être taillé pour représenter telle ou telle divinité, l’arbre est la forme même de toutes les divinités, l’image cultuelle du Panthéon entier. Coquille de l’éther, il est le refuge du son lorsqu’il sert d’instrument de musique. Il est, en vérité, un liquide étrange qui se boit d’œil à œil, un mystérieux miroir où mortels et immortels s’envisagent mutuellement de part et d’autre du firmament. Il n’est autre qu’un ciel portatif…

Aussi, mortels, prenons soin d’accueillir chez nous l’arbre toujours vert dans la longue nuit du solstice. Car il change en grand mystère notre dedans en dehors, faisant de notre toit un ciel étoilé ; et, toutes frontières abolies entre au-delà et en-deçà, notre demeure se fait monde et l’univers notre maison, en une seule et vaste domonde sous la protection des branches de l’Arbri

C’est par ces mystères arborescents qu’il nous sera donné, âmes larvaires, de procéder à nos métamorphoses : chacun guidé par notre propre verbe, que nous ne savons pas encore déchiffrer, nous nous retrouverons, un beau jour, confrontés au tronc de notre arbre, celui qui est notre jumeau, et pas celui d’un autre. Alors nous en commencerons l’ascension, à partir des vases glauques ou nous trainions jusque-là. Puis, à l’instar de la larve, nous émergerons de l’étang et, sous la clarté d’un soleil nouveau, nous briserons nos carapaces et deviendrons ce que nous n’avons jamais cessé d’être : la libellule du verbe aux ailes irisées.

Suivons l’Arbre en sa course immobile vers l’infini, recueillons-nous dans la viridité spirituelle du bouquet intégral de toutes les essences. Nous aurons ainsi réalisé notre entrelacement intime avec la divinité du monde. Ô bienheureux immortels qui habitez à jamais la lumineuse canopée du monde, donnez à notre âme l’efflorescence de votre providence !

Je sais que nous nous retrouverons en temps opportuns dans les frondaisons de l’Arbre Certain.








mercredi 17 janvier 2018

X


L’Abécédaire du Petit Père Païen

X comme Xénophobie, Identité ; Paganisme et politique.

Je suis Syrien, quoi d’étonnant ? Unique, étranger, est la patrie du monde où nous habitons ; un seul chaos enfanta tous les mortels (Méléagre de Gadara ; projet d’épitaphe)

Le politique et le religieux sont assurément deux domaines de l’activité humaine qui, quoique distincts, ont toujours été très proches. Leur long voisinage dans l’Histoire a rendu leurs relations tantôt fusionnelles, tantôt orageuses. Et si leur équilibre apparaît comme souhaitable, il a pourtant bien rarement été réalisé dans les faits. Notre époque ne nous fait pas, malheureusement, présager leur prochaine harmonie.

Les Néopaganismes, en tant que mouvements religieux, n’échappent pas à ce problème ; mais chez eux, on pourrait s’attendre à ce qu’il se pose en termes différents que dans les Monothéismes. La pluralité des Dieux et des identités religieuses, la traditionnelle traduction mutuelle des panthéons, en effet, pourrait apporter de nouvelles perspectives dans la cohabitation des deux domaines. C’est, en tout cas, le souhait que formule Maurizio Bettini dans son récent et excellent essai Eloge du Polythéisme.

Le caractère polydogmatique des piétés polythéistes permet en théorie aux Païens et Païennes de vivre leur spiritualité indépendamment de toute appartenance idéologique ou politique. De droit, un Païen peut être communiste, social-démocrate, écologiste ou fasciste. Il est vrai que la Démocratie Chrétienne, par construction, peut sembler incompatible avec nos spiritualités, mais rien n’empêche a priori un Païen d’avoir une sensibilité politique du centre droit.

En fait, des études sociologiques ont montré que le microcosme néopaïen est fortement polarisé par deux forces situées, pour l’essentiel, aux deux extrémités de l’échiquier politique général : les uns ont une sensibilité centrée sur l’environnement et sa préservation, tandis que les autres font de la question de l’identité ethnique (et parfois raciale) leur préoccupation essentielle. Ces deux sensibilités, parmi d’autres, nous semblent a priori légitime ; le problème vient du fait qu’elles prennent le pas sur le religieux pour, le plus souvent, l’instrumentaliser et s’en servir comme d’un prétexte à propagande.

Or, cette inversion des rapports normaux entre religieux et politique, ou, pour parler en termes plus traditionnels, entre spirituel et temporel, pose un problème majeur.

Lors de la décomposition des Christianismes dominants aux XVIIIème et XIXème siècle, on a assisté en effet à la multiplication d’idéologies exclusivistes issues du vide spirituel laissé par la soi-disant « Mort de Dieu » proclamée par Nietzsche. Ces descendants radioactifs du Monothéisme, prétendant, comme ce dernier, détenir la vérité intégrale, sont nécessairement comme lui des machines à diviser. Non seulement ils divisent les individus entre eux, mais encore les individus avec eux-mêmes, les enfermant dans une profonde et durable aliénation.

Ces idéologies, elles-mêmes orphelines des principes intemporels ayant désormais déserté le monde, lancent leurs adeptes désorientés à la recherche d’identités factices, parce qu’incomplètes et sans fondement métaphysique. Elles les rendent ainsi impuissants à s’unifier eux-mêmes dans la quête de leur Identité réelle, ultime et parfaite, l’Identité divine et indivise qui nous fonde toutes et tous, étant à la fois le but de notre voie existentielle et cette voie elle-même.

Les idéologies modernes et post-modernes sont à l’humanité ce que les passions sont à chaque humain en particulier : elles nous tyrannisent, dans la mesure où elles absolutisent un secteur de notre être collectif (la « Nation », la « Race », la « Classe », le « Marché », l’appartenance confessionnelle…) aux dépens de la totalité humaine. En tant que réalité partielles prétendant abusivement à cette totalité, elles nous confinent dans l’arbitraire de notre partialité.

Comparables aux Prétendants qui dévorent la maison de Télémaque, chacune de ces doctrines s’affirme, à sa manière, universelle au dépend des autres, empêchant ainsi l’humanité d’exercer sa souveraineté réelle ; chacune, ainsi, procrastine l’Âge d’Or, pour mieux profiter de l’impuissance présente qu’elle contribue à entretenir, de concert avec les autres, qu’elle rêve, pourtant, d’anéantir.

Toutes ces théories postchrétiennes ne sont finalement que les contrefaçons des vertus qu’elles ont tuées, et dont elles se parent pour mieux séduire l’homme et le détourner de son humanité réelle : l’autoritarisme parodie l’autorité, l’identitarisme contrefait l’identité, l’humanitarisme l’humanité, et ainsi de suite. Le totalitarisme, finalement, est à la totalité ce qu’elles toutes sont à la vertu qu’elles singent.

Il est fatal que beaucoup de Païennes et de Païens, malheureusement, subissent l’ascendant plus ou moins fort de ces idéologies, et se détournent, à cause d’elles, de toute spiritualité véritable.

Dans un précédent article, nous avions déjà évoqué les physiolâtres (voir N comme Nature) pour qui la Nature est un absolu indépassable, et l’humanité un ramassis de parasites grouillants qu’il serait juste et bon d’anéantir au plus vite. Les plus virulents d’entre eux, se proclamant « antispécistes », considèrent le vivant comme une masse indifférenciée, portant ainsi à son comble la confusion entre égalité et uniformité, et achevant par là même de ruiner l’idée d’universalité, notion pourtant indispensable pour envisager les relations entre le fait politique et le fait religieux, d’une part, l’ordre naturel et l’ordre spirituel d’autre part. C’est avec les meilleurs sentiments qu’on fait les meilleures tyrannies, et ceux-là ont contribué à porter à son comble la haine de soi.

Or, parmi les innombrables stratagèmes que l’humanité moderne a imaginés pour se fausser compagnie à elle-même, la haine est assurément le meilleur. Et l’identité de chacun d’entre nous en est un des vecteurs les plus efficaces. Si les antispécistes dissolvent l’identité de l'homme dans la grande soupe indifférenciée des animaux, et n’ont de cesse que de nier sa spécificité au non d’une grande fraternité zoolâtrique, les identitaires, à l’inverse, la fragmentent en une multitude de parcelles ethniques ou culturelles, hiérarchisées ou non, dont chacune est seule porteuse de sens et, à ce titre, irréductible à tout autre. Dans cette idéologie, le métissage tient lieu de péché originel.

Or, un nombre conséquent des tenants de cette idéologie se disent Païens. Bien sûr, en vertu des principes énoncés plus haut, il n’y a aucune raison de leur contester cette identité spirituelle dont ils se réclament. Sauf que…au lieu de simplement se proclamer tels, la grande majorité d’entre eux revendique d’être les seuls authentiques Païens. Et c’est là que le bât blesse, pour de nombreuses raisons.

D’abord, parce qu’il y a dans cette proclamation une faute logique rédhibitoire à se dire « seuls vrais Païens », et à qualifier tous ceux qui ne partagent pas leur sensibilité politique de « pseudo-Païens ». En effet, le Paganisme se caractérise d’abord par son caractère pluraliste et non exclusif ; c’est, comme l’a montré Jan Assman, le Monothéisme qui, pour la première fois, a introduit l’exclusion idéologique dans le champ du religieux, avec la « distinction Mosaïque » qui, par un processus de pseudo-spéciation, exclut la majorité des humains de l’humanité sur un critère politico-religieux (la fidélité à une « Loi » réputée divine conditionnant l’appartenance à la Nation).

Ainsi, les idéologies du sang et du sol, de la « Terre et du Peuple », alors qu’elles s’en défendent avec la dernière vigueur, perpétuent-elles ce complexe du « Peuple Elu », fondateur du Monothéisme, avec tous ses corollaires, et notamment la haine du mélange. Parmi les reproches que certains auteurs antiques faisaient aux Hébreux, le principal portait sur le refus de ces derniers de se mêler aux autres peuples, allant jusqu’au refus de partager la nourriture, refus considéré alors comme le comble de la misanthropie. Or, l’obsession de la pureté de sang, qui émerge dans la modernité en Espagne au XVIème siècle (Limpieza de sangre énoncée d’ailleurs aux dépens des Juifs), relève de ce refus du mélange, qui s’est ensuite multiplié ad nauseam dans les nations européennes avec les différentes idéologies racistes de l’Europe industrielle et post-industrielle.

Mais l’Europe ne fut pas, loin s’en faut, le seul espace contaminé par cette haine collective et institutionnelle : le monde Arabo-musulman, de son côté, en fut également largement victime, et depuis fort longtemps. Ici, cependant, elle porte un visage différent, ne se focalisant pas principalement sur des données relevant de la biologie et de l’apparence corporelle, mais sur l’identité religieuse. Dès l’époque du Prophète, en effet, l’humanité fut considérée comme divisée en deux camps, et les islams se structurèrent idéologiquement de manière dualiste autour du schéma « ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ». Or, à partir du  XVIIIème siècle, avec le Wahhabisme, mais surtout au XXème et XXIème siècle avec le Salafisme, ce dualisme mortifère fait un retour en force, autour du fantasme d’un islam originel et pur dont l’identité serait menacée.

Cette mentalité de forteresse assiégée, qu’on retrouve aussi dans certains courants protestants nord-américains, est typique du Monothéisme confronté à l’irruption de la modernité. C’est elle qui forme la base des fondamentalismes des trois religions dites "du Livre". Manifestement, le néopaganisme n’y échappe pas, loin s’en faut. L’obsession du code génétique y joue le même rôle, mutatis mutandis, que le littéralisme grossier qui sert de base aux courants fondamentalistes des religions du Désert : être Païen ne vaccine donc pas contre l’étroitesse d’esprit, et partout, l’utilitarisme, le sentimentalisme romantique, la superstition du fait et de la chose étouffent la perception poétique de l’esprit éternel qui irrigue la Nature comme un arbre jusqu’à son ultime rameau.

C’est pourquoi il nous semble évident de renvoyer dos à dos ces frères ennemis qui, sur la scène du théâtre du monde, font assaut de haine irréductible l’un contre l’autre en nous vendant l’illusion de leur volonté de destruction mutuelle. En vérité, c’est nous qu’ils veulent détruire, ceux qui sont authentiquement épris de spiritualité et qui souhaitent sincèrement faire cortèges aux Dieux, que Platon nous enjoint à imiter. Le fondamentalisme ethnique en effet, est l’exact pendant de l’islamofascisme ; les deux relèvent de la même logique absolutiste et, si le premier est la manifestation de la superstition du sang, le second est celui de la superstition de l’encre. Et les deux inversent l’ordre traditionnel des choses en donnant à la matière et au contingent la prééminence sur l’esprit et le nécessaire.

En ce qui concerne les Taliblancs, tenants d’une Europe ethniquement pure, ils se réclament abusivement, comme leurs collègues Talibans, d’une fidélité sans faille à la Tradition. Or, rien n’est plus faux : l’idéologie auto-proclamée identitaire n’a rien de traditionnel, et n’est qu’un des rejetons de la modernité la plus débridée, et cela pour trois raisons.

La première, que nous venons d’évoquer, tient à un principe élémentaire de la métaphysique : ce qui relève de la matière ne saurait avoir la prééminence sur ce qui relève de l’esprit, et le sensible ne saurait être autre chose que le reflet de l’intelligible. Ainsi, le « sang », et, en général, ce qui relève de l’identité génétique de l’individu, appartenant au domaine biologique, ne saurait dépasser l’ordre de la simple individualité empirique, et, à ce titre, ne peut pas prétendre déterminer ce qui tient, par définition, de l’ordre spirituel.

Il est à cet égard assez étrange de voir à quel point certaines conceptions des suprématistes blancs (ou autres, d’ailleurs, parmi les tenants du Kémitisme par exemple), rejoignent, par leur survalorisation du déterminisme individuel, certaines branches particulièrement fanatiques du protestantisme faisant tout dépendre de la prédestination divine. Ici comme là, nulle place pour la liberté humaine et sa créativité. Or, la seule race qui nous importe, à nous, c’est celle des Bienheureux Immortels, et le seul sang auquel nous reconnaissons des vertus sacrées est celui qui coule, éternellement jeune, dans les veines des Dieux. Celui-ci s’appelle ichôr, et non sang, car il est issu du nectar et de l’ambroisie.

Le deuxième indice qui trahit le caractère anti-traditionnel de l’identitarisme est, comme c’est souvent le cas, la confusion des plans ontologiques, et la négation de la notion véritable d’éternité, confondue avec celle de fixité. En effet, l’identitarisme fait presque toujours référence à une sorte d’âge d’or de l’ethnogénèse où, en Europe, chaque peuple doté d’une identité biologique et culturelle chimiquement pure vivait sur un territoire donné, sans qu’aucune évolution ni aucun mélange, ne serait-ce que culturel, n’intervienne. Et cet âge d’or aurait vocation à revenir dans le futur, après je ne sais quel Armageddon Païen qui séparerait le bon grain patriote de l’ivraie mondialisée.

Il va de soi qu’une telle vision des choses est non seulement inexacte d’un point de vue historique et anthropologique, mais qu’elle relève surtout d’une tragique confusion entre le Mythe et l’Histoire, c’est-à-dire entre deux plans ontologiques parfaitement distincts. En effet, le devenir, toutes les Traditions nous l’enseignent, est un flux continu où se mêlent les noms, les couleurs et les formes de tout phénomène en un mélange permanent, à telle enseigne que, justement, seul peut être qualifié de permanent ce perpétuel changement. Il s’ensuit que toute recherche d’une identité sans mélange y est vouée à l’échec, sauf à sortir de ce flux pour le contempler depuis la berge.

Aussi, vouloir, par l’effet d’une volonté relevant plus du romantisme que de l’héroïsme authentique, stopper ce flot sans fin de la réalité à un stade fixé arbitrairement, est le fait de ces enfants qui prétendent, dans leurs jeux estivaux, suspendre le cours des ruisseaux par leurs barrages. Ils apprennent vite que l’eau, dans son humilité obstinée, a toujours raison. Mais prétendre, qui plus est, en inverser le cours, ne relève plus alors de la naïveté de l’enfance : c’est cette fois le signe de la plus complète démence ou de l’hybris la plus déchaînée.

Enfin, les doctrines identitaires, qui aiment à se présenter comme des îlots de constance et de stabilité dans une modernité tourbillonnante en proie à une agitation maladive, sont en réalité de véritables drosophiles idéologiques. Elles sont en mutation perpétuelle, à tel point que, à côté d’elles, les progressismes font parfois figure d’institutions fossilisées !

Les exemples ne manquent assurément pas pour illustrer cette foisonnante créativité : les mêmes qui, par exemple, conspuaient autrefois le "boche" honni, portent aujourd’hui aux nues les vertus  de la germanité. Or, ces germaniaques et autres professionnels de la détestation fraternisent actuellement avec les Slaves que, quelques décennies auparavant, ils considéraient comme des sous hommes. Ceux qui, lorsque les circonstances l’exigent, font profession de haïr l’islam, se surprennent parfois à lui trouver un certain charme quand ce dernier s’en prend à Israël, nation honnie s’il en est.

Récemment, des évènements survenus en Espagne ont encore apporté de l’eau à notre moulin : les Catalans, en effet, ont proclamé leur indépendance, cédant à un prurit nationaliste assez répandu parmi nos contemporains. On eut légitimement pu s’attendre à ce que les apôtres de la « terre et du peuple » leur apportent leur soutien. Or, il n’en fut rien, pour la simple raison que ces nationalistes-là n’étaient pas les bons : ils étaient progressistes. Le nationalisme est décidément une passion à géométrie variable.

Quant au primitivisme et au gout de l’archaïsme affiché par nos souchistes patentés, il aurait pu leur faire épouser la cause des peuples premiers dont, de par le monde, l’existence même est  menacée par la contagion de l’aporie moderne…Et c’est bien, en apparence, le cas : on hésitera pas, en Europe, à se comparer aux Amérindiens victimes du « grand remplacement »…En « oubliant » que ce remplacement-là fut le fait des Blancs sur les autres continents, Blancs dont l’idéologie, en Amérique, lorsqu’elle se proclame « identitaire », continue à mépriser ces peuples autochtones.

Enfin, last but not least, la dernière pirouette idéologique en date est trop divertissante pour ne pas être mentionnée. Durant tout le vingtième siècle, les thèses suprématistes ont été basées sur des théories plus ou moins délirantes selon lesquelles les « peuples de couleur » seraient issus d’une hybridation avec l’Homme de Neandertal, ce qui expliquerait leur caractère « primitif » et « inférieur ». Cette théorie coloniale s’estompa peu à peu avec les indépendances, laissant place à un différentialisme bon teint se réclamant d’un humanisme de circonstance, et s’accordant avec les théories anthropologiques de l’époque, affirmant que l’espèce sapiens ne pouvait avoir de descendant communs avec neantertalensis. Or, lorsque cette théorie fut réfutée, et qu’on s’avisa que les Européens modernes et les Asiatiques étaient probablement ceux dont le patrimoine génétique recelait le plus de gènes d’origine néandertalienne, que croyez-vous qu’il arriva ? Nos génolâtres parèrent alors notre ancêtre au front bas de toutes les vertus, et son fameux bourrelet sus orbital trouva soudain grâce à leurs yeux, au détriment des Africains, ces nouveaux venus de l’espèce humaine…

On l’aura compris, nos chevaliers titaniques n’ont aucune identité doctrinale : elle varie au gré des circonstances. Ou plutôt, elle n’a pas de contenu, elle n’est que le nom dont se pare un sentiment, celui de la détestation systématique et collective d’autrui, qui se trouve ainsi une justification à bon compte. Plutôt qu’identitaire, il vaudrait mieux qualifier cette idéologie de brutalitaire, car sa seule constance est la volonté d’en découdre. Elle n’est en fin de compte qu’un prétexte à la haine, d’une haine convenue venant faire pièce, comme le revers de la médaille, à l’amour obligatoire prêché, lui, par un humanisme dégoulinant de bons sentiments. Ainsi, l’aporie moderne nous renvoie-t-elle de Charybde en Scylla, du romantisme ressentimental au romantisme bonsentimental.

Mais, si l’amour abstrait et machinal de l’universalisme postchrétien est critiquable à bien des titres, il ne représente pas autant que la haine un obstacle au progrès spirituel.

D’abord parce qu’on ne peut fonder une identité stable sur le ressentiment, ce qui équivaut à construire sur le sable. Une identité basée sur la détestation de l’autre, quel qu’il soit, est dépendante de cet autre. Elle est donc réactionnelle, passive et défensive, et par conséquent plus accidentelle qu’occidentale.

Ensuite, parce que l’allophobie systématique dont est porteur l’identitarisme, justifiée par une autophilie de principe (il s’agit d’affirmer son amour du même en même temps que son rejet de l’autre), relève en fait d’un manque : la surenchère nationaliste a du mal à masquer une pathologie de l’identité. Le déracinement mental de la modernité, en effet, suscite une telle soif d’identité qu’elle aboutit à une colère sans objet, qui cherche ce dernier au gré des circonstances historiques. Cette colère innomée s’enkyste en une haine de soi d’autant plus pernicieuse qu’elle se dissimule derrière son contraire. Le racisme est, en vérité, une maladie des racines.

Or, la haine agit comme un acide, qui fait précipiter la solution cosmique et en « tranche », pour ainsi dire, l’émulsion. Elle joue ainsi le rôle d’un coagulateur d’égo, qui enferme l’individu dans ces déterminations au lieu de lui permettre de les dépasser et d’accéder à des statuts ontologiques supérieurs, de moins en moins déterminés, c’est-à-dire de plus en plus libres. C’est pourquoi les Traditions sont unanimes sur ce point : la haine est particulièrement contre-indiquée pour le progrès spirituel, car elle perpétue l’état fragmental. En sclérosant l’âme, elle lui interdit tout espoir de germination authentique, et lui ferme tout accès à la seconde hominisation qui, après le processus qui nous fait passer en tant qu’espèce de la nature à la culture, nous permet d’accéder en tant que personne à la surnature.

Si certains individus, en effet, sont si pleins d’eux-mêmes qu’ils éprouvent le besoin de se tourner vers autrui afin d’épancher cette plénitude, à l’instar des Dieux, d’autres, au contraire, sont tellement dépourvu d’essence qu’ils ne peuvent, pour exister réellement, que développer une haine d’autrui qui les fait vivre dans la guerre perpétuelle. Ces polémaniaques, tels des tourbillons, ne peuvent vivre que dans l’incessant tournoiement déployé autour de la vacuité de leur égo ; que ce vacarme vienne à cesser, et ils meurent d’implosion, leur vide intérieur étant devenu évident. Ceux-là sont tellement obsédés par la détestation de l’altérité qu’ils en oublient justement l’identité qu’ils revendiquent, niant dans un même mouvement chaotique la leur et celle des autres.

En ces temps crépusculaires, la haine de soi ne s’est jamais aussi bien portée : c’est la marque de l’individu livré à lui-même, qui tourne en rond comme un fauve en cage tentant désespérément d’attraper sa queue. C’est le signe de Typhon, celui qui se manifeste dans les sables rouges du désert, le Dieu jaloux des autres Dieux. Cette furieuse tornade est symboliquement l’exact inverse de l’arbre, l’anticyclone métaphysique qui rassemble ce qui est épars autour de son être axial et, tel un moteur immobile, le dresse et l’unifie vers les mondes supérieurs. L’action typhoniaque au contraire, par son agitation, précipite et divise, explosant l’être vers sa périphérie.

Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que cette lycurgie, qui vise à détruire l’universalisme festif et dionysiaque, soit un signe certain que nous sommes profondément engagés dans l’Âge du Loup ? Certaines inversions le montrent clairement : bien souvent, ce sont les partisans apparents de l’ordre qui sont les plus efficaces fauteurs de désordre. Or, les tenants de ces idéologies inhumanistes sont, à l’aune d’une vision traditionnelle de l’ordre des choses, des Kshatriya dévoyés.

Et nous revenons alors à ce renversement des valeurs qui caractérise l’Âge Sombre : ceux qui prétendent lutter contre la subversion en sont en fait les agents les plus efficaces, en donnant au profane le pas sur le sacré. Lorsqu’ils se parent des oripeaux de la rébellion et partagent le discours anomique de leurs adversaires, en se proclamant révolutionnaires conservateurs, ils ne font qu’accentuer la convergence des confusions qui caractérise le désorganigramme post-moderne. L’identitarisme est le Gollum qui hante les profondeurs de la modernité.

Cette confusion multiforme est d’abord  celle qui est faite entre l’identité de la religion et la religion de l’identité, par la sacralisation d’une doctrine politique qui n’a rien à voir avec une quelconque perspective spirituelle, et tient même cette dernière pour suspecte, comme c’est le cas dans les courants fondamentalistes musulmans, qui considèrent les confréries soufies comme coupables de trahir l’islam. Or, le spirituel n’est ni progressiste, ni réactionnaire, parce que ces deux derniers termes n’ont cours que sur un axe horizontal et linéaire, alors que le premier concerne exclusivement la verticalité. Ni gaucho, ni facho, le Paganisme est et doit rester Païen. Il n’est pas plus une religion xénophobe qu’une religion écologiste ou végane.

C’est ensuite, sous le couvert d’une « longue mémoire » ancestrale, une amnésie spirituelle complète. En effet, la mémoire est différente suivant qu’on se place dans une logique purement biologique ou dans une logique intelligible. Selon cette dernière façon de voir, nous devons nous réclamer d’aux moins deux lignées : une lignée charnelle, horizontale, qui est celle de nos ancêtres au sens étymologique de « ceux qui nous ont précédé » dans le monde, et d’une autre lignée, spirituelle et verticale celle-là, qui ne sait rien des gènes parce qu’elle ne relève que du Génie, de nos divinités tutrices et des ancêtres mythiques de nos âmes. C’est en vertu de cette généalogie là que nous prétendons, quant à nous, compter Orphée, Pythagore et Platon parmi nos Ancêtres. Or, nos confiscateurs d’identité se rattachent à des lignées charnelles comme des naufragés aux planches d’un navire, parce que leur lignée spirituelle a sombré.

Aussi, laissons nos pères et nos grands-pères dormir tranquille, et n’allons pas troubler leur transit posthume par nos indigestions mesquines de vivants crépusculaires. Ils sont maintenant, Dieux merci, hors de portée des échos avinés de la « Grande Beuverie » dont parlait Daumal. De grâce, ne les embrigadons pas dans nos combats de mômes, sachons les respecter en les libérant de nos propres limites.

Car les Paganismes, en tant que voies religieuses, sont avant tout des voies d’excellence et de dépassement de soi, car nous sommes de la même race que les Dieux Immortels. Seule, en effet, cette race-là mérite la suprématie, et seule la piété nous permet d’y accéder. Oser noyer les Dieux dans une pinte de sang relève de l’impiété la plus manifeste : elle empêche l’âme qui en est victime de réaliser les efforts nécessaire pour ressembler aux Divinités, comme le réclame Platon.

Or, cette ressemblance n’est pas donnée d’avance, elle n’est ni machinale, ni automatique (si elle l’était, elle n’aurait justement rien d’une ressemblance, mais au contraire tout d’une lamentable parodie). C’est ce que nous enseigne, entre autres, le mythe de l’Alcide qui, fils de Zeus et d’une mortelle, dut faire prévaloir en lui la lignée paternelle sur l’humanité par ses exploits et sa constante pratique des plus hautes vertus.

Cet exemple s’applique tout particulièrement à la xénophobie professée par certains de nos esprits chagrins, dans la mesure où ils considèrent leur héritage ethnique ou national comme une sorte de dû, de privilège dont ils peuvent légitimement tirer orgueil. Mais le début de toute sagesse commence par reconnaître que ce qui nous fut donné ne saurait suffire à notre valeur, et que seul ce que nous en faisons nous donne quelque mérite.
Ce sont nos paroles et surtout nos actes qui peuvent être source légitime de fierté, et non ce que nous sommes sans l’avoir voulu : de cela, qui nous vient des Dieux et du Monde et non de nous, nous ne devons tirer aucune fierté, mais au contraire en concevoir de la reconnaissance, comme d’un prêt qui nous est consenti. Toute naissance est une dette, nous enseigne la Tradition védique, et, d’abord, une dette à l’Être, ensuite seulement à la terre et aux ancêtres, dans la mesure où exister, c’est être sorti de l’Être, s’en être séparé.

Le plus prestigieux héritage n’est donc rien si l’on ne s’applique à le faire fructifier : et ce n’est que par la vertu et l’exemple que l’on y parvient. C’est ainsi que, comme l’entendait Plotin, on sculpte l’image sacrée du Dieu qui est en nous, et dont nous sommes le temple. C’est par la vertu que le parcours individuel, en s’accordant au parcours du Cosmos, cesse d’être un trajet insignifiant et anecdotique pour devenir la voie exemplaire de cette « légende personnelle » dont parle Paolo Coelho, et qu’il appartient à chacun d’entre nous d’accomplir. Ainsi, le Fils d’Alcmène, tel un soleil de chair engagé dans les vicissitudes du devenir, découvrit sa divinité au travers des douze travaux qu’il accomplit comme les signes infaillibles de se destinée éternelle, et qui furent autant d’étapes de son unification, de son embrasement final.

Au regard de cette exigence, nous ne saurions revendiquer aucune espèce d’enclavement moral, ni d’impuissance spirituelle ou d’inculture. En vertu de quoi, certains aboyeurs d’invectives parqués dans les enclos de l’identitarisme dogmatique n’ont aucun droit à se réclamer d’un héritage qu’ils souillent par l’usage lamentable qu’ils font de leur langue maternelle, qui est pourtant aussi leur patrie, et qu’ils déshonorent par leur mépris revendiqué de tout effort intellectuel. Ceux-là ne pensent ni ne parlent ; ils sont pensés et parlés, et ne font qu’ânonner des automatismes langagiers.

S’il s’agit de se rendre meilleur, ce sera sans conteste, pour chacune et chacun, par la pratique de la vertu. Ce mot d'origine latine, apparenté à la notion de force, contient aussi la notion d’effort ; c’est elle qui permet à l’individu biologiquement et socialement déterminé d’acquérir une personnalité appelée à croître tel un arbre pour dépasser ces déterminations, tout en en manifestant les meilleures potentialités.

Car, contrairement à la tendance dominante de l’individualisme moderne, il ne s’agira pas de se libérer des déterminismes qui nous enserrent dans leur réseau existentiel en les niant, en les rejetant ou en les fuyant. On ne saurait en effet se libérer du filet de Mâyâ en le déchirant : cette « libération » là est celle du nihilisme, qui aboutit au pire des suicides, le suicide spirituel. Le filet dans lequel nous retient la Nécessité est aussi celui qui nous empêche de sombrer dans le néant. Celui qui renierait ainsi ses coordonnées ontologiques se perdrait à jamais dans l’immense indétermination du manifesté et devrait errer dans l’océan des choses. C’est ainsi, sans doute, qu’il faut envisager le Tartare.

Il ne s’agit donc pas de secouer le joug des déterminations que nous avons reçues en partage, mais, dans un premier temps, de s’y soumettre, de les reconnaître, et enfin de les dépasser, non dans l’épuisante poursuite horizontale d’identités contingentes, mais dans l’éclair instantané de l’Identité souveraine et éternelle. Chacune et chacun se doit d’être l’alchimiste de la transmutation de la contingence en nécessité, de l’anecdotique en fondamental, de la tribulation en Mythe.

Aussi, ne devons-nous certes pas nous excuser d’être nous-mêmes, mais ne jamais non plus en accuser autrui ; n’assigner quiconque à une identité, mais n’être pas sommé de renier la nôtre. Et ce que nous sommes provient de l’amont du fleuve existentiel, dont les eaux, à notre insu ou non, sont mêlées depuis la nuit des temps, à l’image du Peuple Romain des origines. Pureté ou mélange ne sont donc qu’une question de point de vue, et, comme souvent, ne constituent qu’un de ces dilemmes qui enferme l’homme dans une conception vulgaire de l’identité.

Parmi les sophismes qu’on lit souvent à propos des mélanges ethniques, celui-ci est particulièrement éclairant : si toutes les couleurs de la palette du peintre, dit-on, étaient mêlées, elles donneraient une horrible teinte marronasse évoquant celle de l’excrément. Et c’est vrai ; mais on omet soigneusement de dire que la peinture ne peut être réalisée que par le mélange des teintes, à condition que celui-ci soit réalisé avec discernement pour contribuer à la splendeur de l’image. Refuser a priori le mélange est donc refuser l’art. Le métissage n’est ni une vertu ni un vice : c’est un état de fait, un moment nécessaire dans la peinture du portrait de l’humanité réelle.

Et c’est pourquoi nous aimons les frontières, car nous aimons les étrangers. Or, sans frontières, pas d’étrangers. Et sans étrangers, pas de différences ni de diversité, pas de nuances. Sans étranger tout est monotone, et nous ne pourrions pas nous rencontrer nous-mêmes sous les espèces de l’Autre. C’est pourquoi nous sommes xénophile, en tant qu’épris de notre propre identité ; et comme nous le verrons plus bas, cette philoxénie implique la pratique de l’hospitalité.

Ce qui règle les relations entre les innombrables chairs porteuses de conscience que sont les individus humains s'appelle la vertu. Porphyre de Tyr, à la suite de son maître Plotin, a étudié avec soin leurs rapports mutuels des vertus et les a hiérarchisées, s’étant avisé que certaines convenaient aux individus saisis dans leur imperfection, alors que d’autres ne pouvaient convenir qu’a des âmes déjà avancées sur le chemin de la divinisation. Il en a distingué quatre sortes.

Les vertus divines, dites aussi paradigmatiques, sont les puissances mêmes par lesquelles les Dieux organisent le monde à chaque instant pour en faire un Cosmos. Elles sont comme leur rayonnement et leurs sont connaturelles, ne leur demandant aucun effort. Ces vertus sont perçues comme dans un reflet par l’âme des sages, dont la parfaite sérénité la rend semblable à un miroir, à même d’en capter le rayonnement afin d’y participer pleinement : ce sont là les vertus contemplatives. Mais obtenir que notre âme acquière la limpidité requise implique une purification : c’est là une troisième catégorie de vertus, dites cathartiques, celles qui font qu’un homme est qualifié de juste et pieux. Enfin, viennent les vertus dites politiques, car elles sont celles du citoyen.

Ce sont ces dernières qui permettent aux hommes ordinaires que nous sommes de vivre en bonne intelligence avec leurs semblables, afin de persévérer dans la recherche du bien et de se conforter mutuellement dans la recherche de notre Identité ultime. Elles se manifestent par le truchement d’une contrainte extérieure, qui est la loi, et dans le cadre de l’Etat. Leur utilité est de modérer les passions qui se déchaînent dans l’individu laissé à lui-même et le rendent thériomorphe. Leur principe est de limiter la perversité de l’égo par un autre égo.

Et c’est là que nous abordons la véritable dimension spirituelle du politique, non pas celle qui nous fait confondre une faction avec une confession, mais celle qui nous permet d’élucider le véritable sens symbolique de l’Etat, de ses institutions et de la vie en société. L’Etat n’est rien d’autre que l’extension collective de l’Etant, c’est-à-dire l’expression politique de la Providence. Il est le gymnase où tout un chacun s’exercera aux vertus politiques, propédeutiques aux vertus purificatrices et contemplatives. La mission de l’Etat est donc, selon la perspective métaphysique qui est la nôtre, de rendre possible la contemplation à chacun de ses citoyens selon ses capacités morales et spirituelles.

La Légende de la Fondation de la Ville nous montre bien cette essence de l’Etat dans l’incandescence tumultueuse de sa fondation, lorsque Jupiter fit cesser la débandade des compagnons de Romulus devant l’ennemi, et se fit ainsi connaître ainsi comme Jupiter Stator, celui qui fixe, arrête et fonde. L’Etat est l’ilot de stabilité que la Providence donne aux humains désemparés, poussés par les hasards de la nécessité et l’aiguillon du désir, pour émerger du torrent du devenir sans queue ni tête où leur naissance les a plongés. C’est pourquoi il se manifeste d’abord par un territoire délimité par des frontières, car il n’est autre que le jardin qui conclut l’errance primitive et permet à la plante humaine de pousser désormais en toute quiétude vers le ciel pour réaliser ce à quoi elle est destinée de toute éternité dans le cosmosystème : la noosynthèse, c’est-à-dire la corporification de l’Esprit.

C’est donc Romulus, en tant que fondateur de cet Etat, qui bénéficie à titre premier des bienfaits qui y sont attachés. Il représente en quelque sorte les prémices de la moisson des sages et des héros, passant, lors de son apothéose dans le Marais de la Chèvre, de l’Histoire eu Mythe, et atteignant l’éternité divine sous son nouveau nom de Quirinus. Sa déification est comparable à celle d’Héraclès, quoiqu’empruntant une autre voie : le Roi est, pour ainsi dire, la forme institutionnelle du Héros. En devenant Quirinus, Romulus incarne désormais le corps civique lui-même, dans un état transfiguré.

L’étymologie de ce théonyme, ainsi que de l’appellation des citoyens romains (les Quirites), viendrait en effet de co-vir : « les hommes ensembles » ; or, cette racine vir- se retrouve également dans le nom de vertu (virtus). Quirinus peut donc se lire Covirinus, incarnant la vertu collective du Peuple Romain en tant que source du salut public, et résolvant ainsi en sa personne la tragique contradiction de toute entité politique, la tension entre le collectif et le particulier, le public et le privé. Il réalise en lui l’assomption du politique vers le spirituel, le passage de la res au Rex, la cristallisation du populaire dans le polaire, la transmutation de la poussière en cristal (Fig.1)
Fig. 1 Les Deux Maât


Car comme nous l’avons déjà vu, le caractère tragique de la condition humaine provient du fait que l’individu est un Dieu à la puissance infinie enfermé dans la finitude d’un corps. Et le paradoxe qui fonde l’hybridité de cette animalité divine est à aussi à l’origine de l’hybris et de sa fureur autodestructrice. Or, si la religion ne parvient pas à transformer cet appétit infini en appétit de l’infini, l’homme devient porteur de la catastrophe la plus totale qui soit. C’est l’Etat, qui, en tant que cadre donné à l’exercice des vertus politiques, doit permettre de réaliser cette conversion du désir, à travers la concorde et la piété qui rend possible la contemplation. Ceci, bien sûr, à condition que cet Etat soit gouverné dans ce but…Mais c’est là une autre histoire, et c’est précisément ici que commencent les doctrines politiques et que cessent les doctrines religieuses.

Les vertus politiques, telles que Porphyre les a envisagées, peuvent être perçues comme les quatre orients qui tissent la cité mortelle, telle qu’elle doit refléter celle des Dieux Immortels. Une telle cité, envisagée comme parfaitement conforme aux vertus qui en sont, pour ainsi dire, les portes cardinales, peut être considérée comme la Terre par excellence où règne, par la concorde, une parfaite justice. Aussi peut-on à bon droit la placer sous la tutelle de Thémis, qui est une des formes de la Déesse Terre. Cette Cité ne correspond pas à une cité concrète et extérieure, à une patrie existante (quoi que celles-ci doivent tenter de s’en rapprocher) mais elle est la Matrie parfaite qui, n’étant plus, justement, une partie, porte l’image intégrale de la totalité, et cesse donc, par là même, d’être partielle et partiale (Fig.1).

C’est par la citoyenneté d’une telle Cité que nous pouvons nous mettre en quête de notre véritable identité, sans nous laisser distraire par des identités extérieures et factices qui tentent de nous enfermer dans nos déterminations. Or, ce droit de cité est réalisé lorsque sont portées à leur comble les vertus politiques : le courage, qui permet au citoyen de prendre la réalité telle qu’elle est et non telle qu’il la désire, et qui augmente ainsi sa liberté, non pas par la fuite des contraintes extérieures, mais par leur remplacement par des déterminations intérieures, plus fortes ; la prudence, qui lui permet de discerner ce qui dépend de lui de ce qui n’en dépend pas, et quel combat il convient par conséquent de mener en temps opportun ; la tempérance, qui empêche que les autres vertus ne soient étouffées par l’envahissement matériel, et permet au jugement de ne pas être serf, et enfin la justice, qui est le parfait équilibre des trois autres vertus, et répartit leur action de manière harmonieuse dans les circonstances appropriées.

Lorsque ces trois vertus sont observées, règne donc la justice, qui est le socle du bien-être collectif, que les Grecs appelaient eunomia et les Latins concordia ; la Chose Publique (res publica) brille alors comme un parfait cristal dont chaque facette est un citoyen, en tant que rex omnibus, parce qu’il est d’abord maître de lui-même avant d’exercer le pouvoir sur autrui. Dans un tel régime, où chacun est roi, règne la bienveillance et la fraternité.

Il est dès lors aisé, pour toutes et tous, de laisser libre cours à son émerveillement natif et d’entrer spontanément en contemplation. Cet ainsi que les mortels font cortège aux immortels et les suivent jusque dans les parages hyperboréens. Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas là d’une contrée nordique située sur une carte, ni du berceau d’une race de guerriers dominateurs au sang irréprochable et aux yeux clairs, mais d’un monde situé, justement, au-delà du pôle, c’est-à-dire introuvable sur une carte géographique. Une telle contrée ne se peut rencontrer qu’après une providentiel naufrage, comme lorsqu’Ulysse aborda chez les bienheureux Phéaciens

A l’inverse, lorsque les vertus politiques sont négligées, le courage cède le pas à la rage et à la brutalité, la prudence au froid calcul utilitaire et la tempérance se change en pingrerie et en pruderie puritaine. La justice, dès lors, déserte la cité où la vindicte et le ressentiment règnent désormais en maîtres. Dans une telle cité, la guerre civile ne tarde pas à éclater, et les factions s’affrontent continuellement, entretenant dans le peuple une sourde colère contre tous et chacun, mais d’abord contre soi-même.

Même s’il se nomme parfois « démocratie », cet Etat est en fait la tyrannie de tous contre tous, et chacun y opprime chacun, alors que personne n’est capable de se gouverner lui-même. C’est le règne de l’arbitraire, qui conduit à la fragmentation politique, morale et mentale. Tout y est fait pour s’opposer à l’intégrité, à la concentration et, par-dessus tout, à la contemplation.

Comment, dans ces conditions, retrouver le chemin qui mène au pays des Hyperboréens ? Comment renouer avec la quête véritable de nos origines et de notre Identité Suprême ?

Sans doute, pour commencer, en évitant ce qui disperse l’âme, ce qui ne relève pas du spirituel tout en se parant de ses attributs. En cessant de confondre, par exemple, le culte de la nation avec les cultes nationaux. Il faut donc s’attacher à la spiritualité de nos ancêtres plutôt qu’aux ancêtres de notre spiritualité, afin de comprendre quelles voies furent les leurs pour faire cortège aux Dieux Immortels.

Ensuite, en s’appliquent à suivre la trace des héros mythiques : en se soustrayant d’abord, comme Télémaque, à la vaine prétention des Prétendants aux grands gosiers. Ensuite, en suivant l’exemple d’Ulysse : ce dont je suis l’involontaire héritier, c’est l’Ithaque où je suis né, celle que j’ai quittée ; celle dont je peux me prévaloir d’ores et déjà avec fierté, c’est celle vers laquelle je navigue. Il n’est d’identité véritable qui ne soit à conquérir, et rien n’est jamais acquis. Ou encore, comme Héraclès, le Père de toutes les Patries, en surmontant sa propre colère, en renonçant à l’apanthropie, à la fureur du fauve. C’est ainsi que l’Alcide abolit, dit-on, les sacrifices humains qui consistaient à occire les étrangers et, en tuant lui-même Busiris, il établit l’hospitalité, qui est le contraire de l’anthropophagie.

L’hospitalité est précisément un des marqueurs identitaires principaux, une des valeurs fondamentales de l’éthique des Polythéismes antiques. Y manquer constitue un des actes les plus répréhensibles qui soit : le déni d’hospitalité est en effet assimilé à une impiété majeure. Elle permet à l’homme ou à la femme qui la pratique de réaliser les vertus politiques selon trois axes : d’abord, l’hospitalité est une ascèse, dans la mesure où elle oblige le même à s’ouvrir à l’altérité. Ensuite, c’est une reconnaissance de fait de la suprématie des Dieux, qui, en circulant incognito dans notre monde, nous mettent, dit-on, à l’épreuve. Enfin, c’est une propédeutique à l’hospitalité que nous devons aux Dieux par le sacrifice.

Ulysse lui-même fut reçu en étranger dans son propre royaume, grâce à l’irréprochable vertu du plus humbles de se sujets, le porcher Eumée, qui l’accueillit sous son toit, tout mendiant qu’il était : étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus, et le don, même modique, qu’on leur fait lui est agréable, dit Nausicaa au chant VI de l’Odyssée (207-208). Puis, c’est encore en mendiant qu’il entra dans sa propre demeure, accueilli par les siens comme le plus parfait étranger.
Le Cyclope, en revanche, profana cette hospitalité sacrée en l’inversant sous la forme d’une horrible anthropophagie : il y perdit la vue. Celui qui n’accueille pas s’expose à la désorientation irrémédiable, et donc à ne jamais retrouver sa patrie ; en un mot, qui manque à l’hospitalité reste à jamais étranger à lui-même.

Et notre âme, étrangère ici-bas, mais croyant y être chez elle, devra à son tour affronter les paradoxes du retour : elle se retrouvera étrangère au pays qui fut sien, celui des Origines. Elle devra, comme Ulysse, reconquérir son propre domaine, et solliciter la reconnaissance des siens sous des hardes foraines. Parce qu’elle fonctionne comme un miroir (ne parle-t-on pas d’hôte à la fois pour désigner celui qui reçoit et celui qui est reçu ?), elle permet une mise en œuvre de la dialectique du Même et de l’Autre, et prépare ainsi l’âme à son retour. Mais gare à elle si elle a troqué le sang pour le sens, et malheur à elle si elle s’est fourvoyée chez les lotophages qui font commerce de l’oubli.

Dans le monde inhospitalier qui est le nôtre, où chacun se méfie de tous et où la bienveillance passe pour une coupable naïveté, l’hospitalité est plus que jamais nécessaire, et constitue une occasion particulière de mettre en œuvre les vertus politiques ; elle est, de plus, une forme très appropriée de rite sacrificiel en un temps où les autels ne fument plus. Elle ne consistera pas forcément à héberger quelqu’un, mais à accueillir avec bienveillance l’altérité d’autrui. Dans la brutalité de l’âge de Fer, elle est le premier degré de la philanthropie, la première étape vers l’anamnèse, par la reconnaissance de cette altérité, d’une identité authentique et non accidentelle.

Cette Identité authentique n’est pas exprimable par la multiplicité des identités d’emprunts sous lesquelles se cache le Dieu qui est en nous, et par lesquelles il se perd et se retrouve. Elle en est l’intégrale, et ne saurait être contenue dans des limites extérieures, mais réside au centre même de notre être, dans l’omphalos spirituel qui nous relie à notre ineffable origine. C’est par cette identité là qu’Héraclès est partout chez lui. Cette identité n’est pas nationale : elle est surnationale, car elle relève du surnaturel.

Elle est d’abord intelligible avant d’être sensible : elle est l’Idée fondatrice de notre être, entée en écusson sur notre existence. Elle est la marque en creux de l’Un en nous, celle qui nous rend à notre tour unique et sans égal, loin de toute consanguinité. Comme l’Un dont elle est la trace, elle est paradoxale, à la fois occulte et manifeste, toujours nouvelle comme la divinité qui vit en nous ; toute identité fixe et définitive est une identité morte, une identité de momie.

Cette identité réelle ne saurait être une haine de soi  : il n’y a, en elle, aucune division. Elle ne disperse pas, mais elle rassemble ; son rayonnement ne connaît pas d’obstacle, car elle est l’expression même de la puissance de l’Un en nous, plus proche de nous même que nous ne le sommes jamais. Il est donc impossible qu’elle se manifeste par la défiance, la malveillance ou le ressentiment : foncièrement héroïque, elle est d’une incandescente bienveillance, voyant a priori en tout humain un ami potentiel. Elle salue en chacun son semblable, c’est-à-dire, précisément l’identité d’autrui ; et lorsque la manifestation de celle-ci se trouvera contrariée, elle aura à cœur de la révéler à elle-même.

Car jamais on ne verra que l’Être puisse manquer à l’Être.