mercredi 20 décembre 2017

V


L’Abécédaire du Petit Père Païen

V comme Vérité, Science, Faits alternatifs, Complotisme.

« Celui qui veut se connaître lui-même doit d’abord ouvrir ses chakras » (Socrate)

Nous avons, dans le précédent article, envisagé cette maladie infantile du Paganisme, l’ufologie, comme spiritualité introuvable. Nous allons aujourd’hui nous pencher sur une autre aberration courante parmi nos coreligionnaires, celle qui consiste à considérer la recherche de la vérité comme un détestable travers de la civilisation judéo-chrétienne.

Car il est de nombreux Païens pour qui la vérité n’est qu’un détail négligeable, un agaçant problème d’intendance : l’essentiel, disent-ils, est dans le « fond » et non dans la « forme » ; ainsi, peu importe l’exactitude si le message « passe ». Assurément, pour ces gens-là, Socrate, l’auteur incontestable de la phrase que nous avons mise en exergue, est mort en buvant une coupe de glyphosate, après avoir été condamné à mort par un certain Monsantos en raison de son amour excessif de la nature et parce qu’il incitait la jeunesse au véganisme.

Cette haine de l’exactitude et de la forme au profit d’un supposé fond bien plus « essentiel » se traduit le plus souvent, d’ailleurs, par un souverain mépris pour l’orthographe et la grammaire de sa propre langue. Ne suffit-il pas, en effet, au lecteur, d’entendre l’oralité du message, pour que « ça lui parle », selon la formule consacrée ?

Nous assistons là, à n’en pas douter, à une redoutable dérive de la pensée, où le sens devient producteur de vérité, et où une vérité qui ne fait pas sens est considérée comme nulle et non avenue. Cette funeste évolution avait déjà été dénoncée en son temps avec une acuité toute prophétique par George Orwell qui, dans son célébrissime roman, 1984, déroule la vision hallucinante d’un homme qu’on torture pour qu’il finisse par avouer que deux et deux font cinq.

Ainsi, il semble que la pensée totalitaire, que l’on avait crue défaite, se soit en fait sournoisement infiltrée dans l’opinion de nos contemporains et qu’elle ait, en quelque sorte, percolé à travers les foules et les décennies pour imprégner désormais une part non négligeable de l’humanité. Cette imprégnation délétère a pour premier effet d’atomiser encore plus les individus, qui, désormais, s’agglomèrent par groupe de vérités relatives de plus en plus hostiles et exclusifs les uns des autres.

Peu à peu semble décliner la référence à une culture commune, dans laquelle tout un chacun pourrait se retrouver pour dialoguer à partir de valeurs universellement reconnues, à l’instar d’une monnaie qui aurait cours pour faciliter les échanges de tous et de toutes et permettant l’enrichissement général. Désormais, c’est, au mieux, la méfiance réciproque qui règne, et, au pire, l’hostilité des factions.

Celle-ci se manifeste notoirement à travers le développement récent des fameuses « théories du complot », dont le succès est particulièrement manifeste sur la toile, et notamment dans le monde Païen, dans la mesure où celui-ci, pour des raisons liées au petit nombre et à la dispersion de ses membres, est essentiellement présent sur le web.

Parmi les théories farfelues qui infectent ainsi le cyberpaganisme, le récentisme est une des plus virulentes, car les Païens sont particulièrement sensibles à ce qui touche à l’Histoire. Cette théorie trouve son origine en Russie, et fut développée par un universitaire, Anatoli Fomenko, qui mit au point une « Nouvelle Chronologie » selon laquelle l’Histoire telle que nous la connaissions jusqu’à présent serait « trop longue » d’environ mille ans.

Pour ce mathématicien, en effet, l’Histoire antique ne serait qu’une invention due aux jésuites du XVIIème et XVIIIème siècle, invention fondée sur une mauvaise interprétation de certains textes historiques, voire motivée par l’intention d’occulter toute un pan de l’Histoire de l’Humanité dans le but de servir la grandeur de l’Eglise Catholique au détriment de la grandiose civilisation russe Orthodoxe.

Or, cette version du récentisme n’aurait assurément pas de quoi enthousiasmer un Païen, dans la mesure où elle raye d’un trait de plume ce qui importe le plus à ce dernier, tout en exaltant ce qu’il a tendance, au contraire, à trouver plutôt indigeste, à savoir l’âge d’or de la Chrétienté occidentale.

C’était sans compter, cependant, avec l’insatiable imagination des conspirationnistes. Car, outre des versions allemandes, le récentisme russe fit des petits en France. Mais ces rejetons facétieux eurent à cœur d’inverser les thèses d’origines tout en en gardant le côté délirant et joyeusement paranoïaque. Un certain Frédéric Mariez, en effet, acclimata les thèses russes (déjà relayées dans l’hexagone il est vrai par d’autres amateurs de « ré-information ») pour en faire l’armature idéologique de son « Mouvement Matricien ».

Et c’est là, tout particulièrement, que se trouve impacté le monde néopaïen. Car le Mouvement Matricien affirme que l’Histoire a bel et bien été trafiquée, mais dans un sens inverse de celui qu’expose Fomenko. Les 743 ans qui furent, selon eux, rajoutés intentionnellement à la chronologie de l’Histoire dite « officielle » ne se situent pas dans l’Antiquité, mais au Moyen-Âge. Exit, donc, l’âge d’or de la Chrétienté occidentale : dis-moi quel est ton âge d’or et je te dirai quelle ablation de l’Histoire pratiquer, cher confrère…La chronectomie ne doit en aucun cas être confiée à des amateurs !

Pour Frédéric Mariez et ses disciples, donc, c’est le Moyen-Âge qui, en gros, est à jeter. Pourquoi tant de haine ? Tout simplement parce que, d’après lui, les sociétés antiques étaient pour la plupart matriarcales : jusqu’au début de l’ère vulgaire, à peu près, régnait l’âge d’or de la société « matricienne », faite d’une douce et libertaire horizontalité mêlant liberté sexuelle et communauté de biens et d’idées…Ou peu s’en faut…

…Jusqu’à ce que survienne l’horrible Patricien et ses prétentions aristocratico-patriarcales. A partir de là, tout bascule. Peut-être parce que, selon un des précurseurs de cette théorie, François de Sarre, un cataclysme d’une violence sans précédent est venu désorganiser l’humanité en effaçant toute trace fiable (bien sûr !) du monde précédent. Toujours est-il que, de cet affrontement grandiose entre Isis et Yahvé, le dernier sort vainqueur et réécrit l’Histoire à son profit, la falsifiant allégrement en rajoutant 743 ans de Moyen-Âge bien dégoulinant d’obscurantisme : vous reprendrez bien encore une tranche d’Inquisition ?

Ces thèses Matriciennes furent particulièrement virales, il y a quelques mois, sur le web Païen. Elles y suscitèrent quelques houleux débats et provoquèrent quelques querelles homériques dont, il est vrai, nous avons le secret. Cela s’explique facilement, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, par le contenu très sensible de ces thèses pour une spiritualité Polythéiste particulièrement attentive aux questions touchant à l’ancestralité et à la dimension spirituelle du genre.

Pourtant, les Païens devraient justement être les derniers poissons à mordre à un tel hameçon. Et, au-delà de notre microcosme, tout humain authentiquement épris de spiritualité, toute âme authentiquement religieuse (au sens où nous l’entendons et que nous avons exposé dans l’article R comme Religion de ce blog) se doit de rejeter avec la dernière vigueur ce types de thèse et le type de pensée qui les sous-tend, car elles sont exactement aux antipodes de toute démarche véritablement spirituelle, et, en particulier, Païenne.

Pour commencer, toute manipulation du temps historique est un attentat contre la mémoire. Or, le Païen est d’abord celui qui se souvient, qui garde en lui le souvenir des Héros d’antan et des Dames du temps jadis, afin de perpétuer leur vertu et la tradition qui, précisément, permet sa transmission à travers vies et trépas. Or, les falsificateurs de mémoire ont toujours été de ceux qui voulurent tuer les peuples en effaçant leurs traditions, en faisant taire leurs récits séculaires, afin d’effacer toute trace des vérités qu’ils jugeaient nuisibles à la refondation d’un monde qu’ils voulaient « pur » de toute réalité indésirable.

« Du passé faisons table rase », cet adage révolutionnaire popularisé par Eugène Pottier dans l’Internationale, a marqué les utopies mortifères, de droite et de gauche, qui maculèrent la modernité : refus des traditions antérieures (nihilisme chronologique), ou refus des traditions d’autrui (nihilisme spatial). Or, ce nihilisme a commencé à sévir bien avant notre époque : la Révolution Mosaïque avait déjà tenté d’effacer les traditions polythéistes du Proche-Orient en en réécrivant les récits sacrés dans la Bible sous une forme à la fois univoque et exclusive.

Mais la remise en cause systématique des chronologies historiques, et des faits en général, présente un danger bien plus grave encore, qui ne concerne plus, cette fois, le seul champ idéologique. Ce n’est plus en effet la simple mémoire horizontale du devenir qui est en jeu ici, mais la mémoire verticale, l’anamnèse, celle qui nous relie à notre origine spirituelle et à notre identité éternelle, et qui permet à notre individualité de ne pas mourir d’asphyxie dans le monde de la contingence, tel un scaphandrier dont on aurait coupé l’alimentation en air.

La multiplication indéfinie des « vérités alternatives » a pour effet de pulvériser la notion même de vrai, et de brouiller ainsi sans recours tous les repères qui permettraient à l’âme d’enquêter sur sa propre origine. Ainsi, à l’ère de la « post-vérité » tout retour de l’individu concret vers son identité réelle devient impossible, et tous, dès lors, se noient dans l’océan d’un relativisme sans fin. Tel un malheureux Ulysse qui serait devenu un Sisyphe des mers, celui qui se laisse fasciner par ces vérités alternatives sera désormais incapable de concevoir une vérité qui soit à la fois unique, progressive et hiérarchique.

Nous voilà arrivés à la question cruciale du vrai en matière de Religion. Cette question fut, dit-on, posée par le Procurateur de Judée à Jésus, le Socrate des Juifs, après que celui-ci lui ait dit être venu pour « rendre témoignage de la vérité » : « Qu’est-ce que la vérité ? » répondit Ponce Pilate (Jean, 18 : 37-38). Dans les Monothéismes, la question du vrai est tellement fondamentale qu’elle est une des raisons de leur éternel déchirement, ainsi que de leur conflit récurrent avec le reste du monde. Pour nous, Païens, elle est devenue tellement gênante que nous avons tendance à l’éluder. Pourtant, grâce à Platon et à son école, entre autres, nous disposons de tous les outils nécessaires pour vivre un rapport sain à la Vérité.

Pour nous, le Vrai est nécessairement l’attribut de l’Être. Mais l’Être n’épuise pas la réalité : celle-ci, telle une montagne infinie, possède un versant manifesté, que nous appellerons le versant ontologique, et un versant non manifesté, que nous pourrions appeler le version anontologique. Ce dernier contient des possibilités en nombre indéfini, qui sont appelées ou non à se manifester, c’est-à-dire à sortir de leur potentialité : c’est ce que l’on appelle l’existence (du latin ex-sistere : « se tenir hors (de) »). D’autres, en revanche, ne se manifesteront jamais, et dormiront pour toujours dans l’insondable abîme de l’Un. C’est un peu comme ces replis de roche où la lumière du soleil ne pénètre jamais.

En tant qu’êtres où l’Être s’est concentré lui-même pour se connaître en tant que tel, nous nous devons à la Vérité. Notre mission est, de plus, de la réaliser en nous-mêmes, comme totalité d’abord, et de l’exalter comme Vérité des vérités, ensuite, c’est-à-dire comme Être se reconnaissant comme être à l’infini. Pour ce faire, il nous est interdit de pactiser avec le non-être, car alors tout l’édifice que nous nous devons d’élever s’écroulerait. C’est là ce que les Indiens appellent la sainte obligation de satya, l’injonction souveraine d’être véridique pour être conforme à l’Être (sat) perçu comme un des trois attributs majeurs de la Divinité en soi avec la Conscience et la Béatitude (Sat-Chit-Ananda). Selon l’adage hindou, en effet, la Vérité est ce qui conduit vers l’Être (sate hitam satyam).

La véracité est donc la plus haute exigence qui soit, non seulement morale, mais encore métaphysique. Elle caractérise en effet l’Être le plus pur qui soit : l’Être primordial, le plus proche possible de l’origine, le jaillissement de la Manifestation à l’état natif. C’est le satya yuga de l’Inde ou l’âge d’or de la Grèce. Elle est en même temps la qualité de l’Être le plus haut, son intensité maximale : le satya loka des sages de l’Inde et le Monde Intelligible de nos Anciens, celui de l’« être en tant qu’être » (ho ontos on), et non de l’être dérivé, muable et trompeur, du devenir. Or, c’est bien dans ce dernier que nous pataugeons, nous qui habitons le kali yuga, l’âge de fer où s’obscurcit la vérité et où monte le flot de la confusion, notamment dans ce qui devrait pourtant être le réceptacle privilégié du Vrai, le langage.

Reste à comprendre de quoi l’on parle lorsqu’on parle de vérité, car nous voilà mis dans la position ô combien inconfortable du Procurateur de Judée. Dans les conditions actuelles de température psychique et de pression ontologique, qu’est-ce que la Vérité ?

Celle du monde où nous nous trouvons, car nous ne disposons pas d’une révélation qui nous en tienne lieu, Dieux merci. L’évangile du Païen est la nature, c’est-à-dire l’environnement où la Providence à placé notre âme ici et maintenant. Âme incarnée dans un monde corporel, donc, nous devons soumettre notre entendement aux lois qui régissent cette réalité. C’est la leçon qui nous convient aujourd’hui, et jusqu’à nouvel ordre. Cela signifie concrètement que la connaissance qui nous est donnée d’avoir est la connaissance empirique et son extension, la science expérimentale et exploratoire telle qu’elle s’est développée à partir du XVIème siècle.

Celle-ci est légitime dans son domaine, qui est l’univers matériel (au sens large), c’est-à-dire le monde constitué d’énergie et de matière, perceptible et mesurable par nos sens corporels et leurs extensions technologiques que sont les outils scientifiques. Cette science-là ne peut prétendre explorer la totalité du réel, et n’est, comme elle le proclame elle-même en tout humilité, qu’une suite d’erreurs continuellement corrigées et tendant de manière asymptotique à une vérité qu’elle sait ne jamais pouvoir saisir.

Quoique bien peu satisfaisante, pourtant, elle doit nous servir de garde-fou pour éviter les délires par lesquels l’âme va se perdre dans un bourbier sans fin en croyant attraper l’infini. En un mot, son humilité toute terrestre nous préserve de l’hybris, et de la chute de celui qui marche la tête dans les étoiles. Aussi, pour nous, pas de terre plate ni de terre creuse ; nous récusons le dialecte flou des âmes crépusculaires qui hantent ces temps terminaux.

De manière générale, cependant, les modes de connaissances doivent s’adapter aux réalités qui leur correspondent : à réalité subtile, connaissance subtile. Ainsi, il existe bien des modes de connaissance supérieurs à la connaissance empirique, et fonctionnant selon d’autre principes. La science sacrée dont il est question ici s’appuie sur les mythes et les symboles, en suivant les lois de l’analogie.

Ainsi peut-on parler, sans crainte du paradoxe, d’une vérité des mythes, qui ne s’oppose pas aux vérités scientifiques, parce qu’elles sont vraies sur un autre plan ontologique. Le mythe ne saurait donc être qualifié de mensonge ni d’erreur, et, réciproquement, les « faits alternatifs » ne sont en aucun cas des mythes, mais des fictions pures et simples qui, contrairement à ces derniers, n’ont aucune puissance salvatrice.

Mais si cette connaissance, qu’on peut qualifier de gnosis pour la distinguer de l’epistémé empirique, est incontestablement supérieure par son caractère intérieur et indépendant des déterminations du temps et de l’espace, elle n’en apparaît pas moins, dans notre monde, comme ténue et évanescence de par sa subtilité même. Et, s’il est vrai qu’elle est adaptée à un degré de réalité supérieur au nôtre, et pour tout dire plus intense, elle reste, en ce monde, largement ignorée, à cause, paradoxalement, de l’éclat même de son évidence et de son caractère fulgurant : l’éternité peut nous sembler fugace à l’égard du temps, alors que c’est l’inverse qui est vrai. Ainsi, les vérités éternelles ne peuvent apparaître comme ayant force de loi dans le monde du devenir, régi par l’écoulement continuel des formes ; et leur efficacité apparente ne pourra que s’amenuiser au fur et à mesure que prévaudront les lois de l’Âge Sombre.

Si elles furent jadis en harmonie, comme l’étaient d’ailleurs la Sagesse et la Poésie, les vérités empiriques de la science et la vérité intuitive du mythe ne purent que s’éloigner avec le temps. De l’ouverture progressive de ce hiatus provient une des déchirures majeures de notre temps : la faille épistémique qui morcelle l’être engagé dans la modernité.

Depuis Ockham, puis Copernic et Galilée, et, pour finir, depuis le grand coup de lame de Descartes qui achève de navrer la conscience occidentale, les « données de la foi », pour parler Chrétien, semblent irrémédiablement tourner le dos à celles de la Raison et de la science qui s’en réclame, comme si, d’ailleurs, la Raison devait nécessairement déserter le domaine des mythes et des symboles. C’est la lancinante question de l’aggiornamento des religions qui transperce de part en part la modernité occidentale et sa conscience maladive.

La conscience moderne souffre en effet d’une schizophrénie congénitale : comment concilier, dans un monde désenchanté, les données sacrées transmises par la Tradition avec celles que la science dite positive fournit à notre connaissance discursive ? Les grandes institutions monothéistes ont longtemps répondu à ce dilemme par un déni pur et simple, consistant à bloquer l’émergence de la parole scientifique. Bien que certaines d’entre elles, comme l’Église Catholique, aient fini par trouver un compromis cognitif plus ou moins satisfaisant, le Monothéisme n’a pas rompu pour autant avec la tentation littéraliste, comme en témoignent actuellement les nombreux courants obscurantistes, que ce soit dans l’Islam (salafisme) ou dans le Christianisme (Églises évangéliques nord-américaines).

Ce tragique hiatus, qui tend à devenir un gouffre béant est, en vérité, le témoin de l’enfoncement progressif de l’épave cosmique dans les abysses du non-sens, jusqu’à son renflouement cyclique, à la fois inespéré et providentiel, et sa réintégration dans l’harmonie universelle. C’est peut-être là le sens de ce curieux mythe platonicien qui fait passer l’Être par des phases alternatives de gouvernance divine et d’errance d’un monde livré à lui-même, les premières correspondant aux règnes de Cronos et les secondes à celui de Zeus.

Or, un Païen contemporain ne saurait échapper à la fracture épistémique qui disloque notre monde.

Les Paganismes, fondés avant tout sur l’orthopraxie, doivent pouvoir, quant à eux, sortir de ce dilemme par le haut, en sachant distinguer les plans ontologiques où vient se situer leur action. Lorsqu’il entre sur l’aire sacrée, en effet, le Païen, par la vertu du rite, se situe dans un domaine qui n’est plus du ressort de la pensée discursive, mais de la pensée mythique et symbolique. Ce sont donc les données de la tradition qui, à l’intérieur de la parenthèse temporelle du rite, prévaudront nécessairement. Ainsi, pour le Païen officiant, le soleil a, effectivement, comme dit Héraclite, « la taille d’un pied ».

La vérité du rite est une vérité existentielle, basée sur la perception empirique immédiate de l’environnement. Sa raison d’être est de relier l’instant présent à l’évènement intemporel, afin de donner à l’individu conditionné une issue vers les états d’êtres trans-individuels qui le surplombent. Ainsi, pour le prêtre en action, la Terre est effectivement plate et sise au centre du monde, et, pour que l’âme du myste soit réellement initiée, le ciel doit devenir l’échelle à sept astres qui lui permettra de sortir du monde par « en haut », c’est à dire de faire éclore son âme par-delà le temps et l’espace. Adapter les mythes et les rites aux lois de la physique moderne serait donc un pur non-sens, du même ordre que, par exemple, célébrer un Christ mort sur la chaise électrique.

 Ainsi, la fracture cognitive ne s’exprime pas de la même manière pour nous que pour les Monothéistes. Ces derniers auront beaucoup plus de mal à y échapper, sachant qu’une de leurs spécificités majeures consiste à introduire les catégories du vrai et du faux dans le domaine divin, conduisant à confondre les plans ontologiques en évacuant le mythe dans la sanie du mensonge ou en le dégradant en narration historique. Une telle position les condamne au cruel dilemme de jeter la vérité gnostique avec l’eau du mythe et d’idolâtrer la vérité empirique fossilisée dans une Histoire Sainte devenue sainte Histoire. Plutôt qu’un « drame de l’illettrisme », nous assistons plutôt ici au drame du littéralisme : c’est l’idolâtrie de la vérité empirique qui bloque l’accès à la vérité symbolique, et qui déchire l’âme entre athéisme et superstition. La Foi, se dégradant en crédulité, ne peut que produire, en même temps, la suspicion.

Et c’est par celle-ci que, dans un deuxième temps, se produit la détérioration ultime de la connaissance. Lorsque la vérité mythique a achevé de se dégrader en littéralisme au point d’en devenir méconnaissable ou insignifiante, alors la vérité littérale elle-même finit par être remise en question par le soupçon qu’elle a elle-même déclenché : elle a flatté en l’individu humain la tendance naturelle à la méfiance, ce démon de l’envie et de la jalousie qui ronge toute partie isolée du Tout. Ainsi, sous les apparences de la rigueur et du scepticisme, se déchaîne le relativisme débridé de l’égo libertin, friand de critique. Sur un autre plan que celui de la connaissance, on ne s’étonnera donc pas que les sociétés les plus puritaines soient en même temps les plus hypocrites, et que s’y déchaînent clandestinement les vices les plus débridés.

Les théories du complot, qui fleurissent actuellement sur le web, se nourrissent de ce paradoxe : c’est la liberté apparemment sans limite de la toile qui leur permet de donner libre cours à cet hypercriticisme qui parodie de la science empirique. Et ce conspirationnisme marque probablement, non seulement la fin de toute religion, mais probablement aussi celle de toute spiritualité.

En temps normal, la religion a pour fonctions, entre autres, d’encadrer et de contrôler l’irrigation de l’âme par l’Intelligence. Celle-ci se manifeste notamment par la faculté naturelle de l’âme à tout relier. Cette reliaison naturelle est une des caractéristiques fondamentales de l’humanité, celle qui lui permet, notamment, d’épouser l’intention divine en percevant l’action de la Providence dans son environnement.

Or, le complotisme fonctionne comme une religion devenue folle, et qui se met à tout relier systématiquement, dans une âme privée de tout principe directeur : c’est le nom moderne de la superstition. Dans une telle âme se produit alors comme une réaction en chaîne, qui fait proliférer les complots de manière obsessionnelle. Ainsi, la paranoïa s’est substituée à la Pronoïa, et le concert universel s’est changé en un cancer psychique dont les métastases infinies changent toute totalité en partie comme Midas changeait toute chose en or.

Ayant ainsi perdu tout sens de l’universel et du cosmique, les complotistes voient en autrui la réplique de leurs propres phobies ; leur passion n’est autre que l’impossibilité pathologique de voir les choses telles qu’elles sont. Ils se rassurent en croyant que ce qui dépend d’eux dépend en réalité d’autrui, et transfèrent ainsi la responsabilité incombant à chaque individu de devenir une personne sur un « ils » impersonnel qu’ils rendent responsable de tous leurs maux.

Cet « Ils » désigne une méchante caste à l’origine de tous leurs problèmes : au lieu de chercher le mal qui est en eux, ils le projettent sur l’écran de ce qu’ils appellent le système, sur la paroi du fond de la caverne où ils végètent. Ce fameux « système » toujours nommé et jamais pensé n’est, en réalité, que la forme qu’ils donnent à leur propre soupçon. Et les conjurés qu’ils prétendent dénoncer ne sont jamais que leurs propres ombres : car ils sont eux même les archontes jurés dont les machinations les aliènent. Ce jeu de dupe est typique de l’individualisme post-moderne porté à son paroxysme : l’arbitraire et l’amalgame, ennemis de la raison, sont devenus les maîtres de la maison. Il n’est de conjuration que lorsqu’il y a tyran : ce sont les prétendants, agents conjurés de la distemplation. Cette solution de facilité qui fait que nous nous identifions à ces entités en ignorant que nous leur prêtons nos propres existences nous coupe l’accès à toute remise en cause radicale de nos automatismes mentaux et moraux. L’enquête inquiète et vaine que nous menons contre nous-mêmes nous fait procrastiner notre émancipation et l’émergence du Soi

Il n’y a pas d’autre conspiration, en vérité, que celle de l’égo, qui est un complot contre l’éternel et l’universel, et le nom de conspiration est le moins approprié qui puisse être. Car comment donner à ce qui n’est qu’une insomnie perpétuelle de la conscience malade, divisée contre elle-même par l’aiguillon de la jalousie, ce beau nom qui parle d’une haleine cosmique unissant tout en une même vie ? Comment appeler du nom de contemplation inspirée ce qui n’est que l’opposé de tout rêve et de toute poésie ?

Car le complot s’oppose assurément au rêve, au sens où il est la vision d’un mensonge dans la réalité, alors que le songe est la perception d’une vérité sous l’apparence de la fiction. Quant à la poésie, elle est à n’en pas douter l’exact inverse du complot, en tant qu’elle est un élan d’adhésion confiante et inconditionnelle au réel, quand celui-ci est un divorce perpétuel de la conscience et du sens. Voilà pourquoi il se développe dans nos sociétés : il est le pendant du sentimentalisme niais qui y prolifère à loisir. Dans la poésie, l’intuition se marie à l’intention en des noces transpersonnelles qui confirment les fiançailles éternelles du dedans et du dehors. Dans le délire complotiste, au contraire, celui de Penthée, c’est au démembrement de toute conscience et aux funérailles de toute innocences que l’on assiste. C’est l’intériorisation de l’Etat policier, le totalitarisme pour tous.

Désormais, l’émerveillement natif des premiers âges a fait place au soupçon systématique, qui érige la naïveté en ruse suprême, et transforme la bienveillance, désormais criminalisée, en méfiance de tous envers chacun, sans qu’un pouvoir extérieur n’ait pris la peine d’imposer quoi que ce soit. Le cachot s’est refermé définitivement et chacun est devenu son propre tyran dans l’exacte mesure où il est celui d’autrui : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn », disait le père Hugo.

Pourtant, une autre conspiration est possible. Nous l’appellerons la sympnée, pour ne pas la contaminer de la malveillance blasée qui jaunit désormais la lumière de nos jours. Cette conspiration est celle de l’amour. C’est elle qui fomente les convergences secrètes des nervures du sens ; c’est elle qui nous régale de ces synchronicités délicieuses par lesquelles nous sont dévoilées les splendeurs inattendues qui font exulter nos âmes, ces fiancées du temps, lorsqu’enfin elles cessent d’attendre celui qui ne viendra jamais.

C’est là qu’elles trouvent la vérité, lorsqu’elles savent que les étoiles les plus hautes sont tapies dans l’œil d’or du crapaud, que les flammes de l’empyrée se reflètent sur la peau de jais de la salamandre, et qu’il est dans la reptation du serpent comme le souvenir fugace d’un éclair chtonien.






mercredi 6 décembre 2017

U


L’Abécédaire du Petit Père Païen

U comme Ufologie.

Ou : la Modernité et son double.

Depuis Galilée et l’avènement de l’astronomie moderne, nous ne pouvons raisonnablement affirmer que l’Homme est seul dans l’univers. Une vision moderne du cosmos implique au contraire la possibilité théorique de l’existence de planètes semblables à la nôtre en nombre indéfini. L’hypothèse d’une vie extra-terrestre, et même d’une vie intelligente, ne saurait donc être rejetée a priori ; un tel rejet ne serait que le symptôme d’une pensée dogmatique et bornée que nous espérons avoir reléguée depuis longtemps dans des périodes obscures.

Depuis les années 90, la découverte des exoplanètes, confirmant des hypothèses remontant, pour certaines, au XVIème siècle, rend définitivement obsolète l’idée que l’humanité serait l’unique forme de vie intelligente dans l’univers. Considérer l’existence d’intelligences extraterrestres comme une ridicule superstition n’est donc plus de saison. Mais de là à affirmer qu’elles nous visitent régulièrement, voire qu’une invasion de la terre est en cours sous nos yeux, il y a un monde ! de telles thèses, en effet, relèvent du pur phantasme pseudo-religieux. Cette fièvre ufologique, née avec la modernité technologique, s’est emparée massivement de nos contemporains depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Nous qualifierons volontiers d’ufomanie cette religion des E.T.

L’ufomanie est à l’ufologie, selon nous, ce que la folle du logis est à l’imagination véritable et créatrice. Elle ne relève pas de la supposition raisonnable qu’il existe des intelligences semblables à la nôtre sur d’autres planètes, mais de la croyance délirante et incontrôlée, c’est-à-dire de la superstition. Elle considère en effet comme acquis non seulement le fait que ces intelligences seraient entrées en contact avec nous, mais qu’elles disposeraient par conséquent de moyens techniques infiniment supérieurs aux nôtres, et donc d’une puissance intellectuelle sans commune mesure avec la nôtre. Pour ces théories, les visiteurs d’outre-espace tiennent lieu de puissances divines, comme nous le verrons plus bas.

Outre le caractère extrêmement improbable des faits supposés, c’est la nature même de leur affirmation qui fait problème. En effet, ces théories ufologique ne sont pas présentées autrement que comme des dogmes, des articles de foi. Toute critique ou toute remise en question de ce qu’elles affirment sont repoussées par leurs partisans avec une vigueur digne des pires versions du Monothéisme. Lorsqu’ils prennent la peine de répondre aux critiques qu’on leur adresse, les ufomanes usent d’arguments relevant du raisonnement circulaire, basés sur l’acceptation préalable de leurs thèses, comme dans les théories complotistes qui font florès de nos jours.

C’est ainsi qu’on a pu voir, en février 2014, le premier ministre de la Nouvelle Zélande sommé de prouver publiquement qu’il n’était pas un de ces reptiliens humanoïdes venus d’outre-espace noyauter l’humanité pour mieux la réduire en esclavage…Théorie popularisée par le footballeur britannique David Icke et à laquelle adhèrent, par ailleurs, pas moins de 4% des Américains, si l’on en croit un sondage réalisé en avril 2013 !

Or, cette obsession ufologique qui revient périodiquement à notre époque n’épargne pas les Païens, bien au contraire. Tout se passe en effet comme si nos spiritualités, encore marginales quant au nombre de leurs adeptes, devaient l’être aussi, par une triste fatalité, quant à leur contenu. La marginalité sociale doit-elle fatalement s’accompagner des oripeaux de la marginalité intellectuelle et de son cortège de théories délirantes, de Bugarach à la Terre Creuse ? Beaucoup de Païennes et de Païens, en effet, semblent faire leurs délices de ces histoires à dormir debout…La théorie des Anciens Astronautes, notamment, semble remporter leurs suffrages.

Cette théorie ufologique convient particulièrement bien aux Paganismes, car elle porte sur les civilisations anciennes et sur leurs mythes. Son inventeur « officiel » semble être Erich von Däniken, autodidacte helvétique et fondateur autoproclamé de l’« astroarchéologie ». Cet ovni conceptuel fut popularisé par son premier livre, paru en 1968, traduit en 1969 en Français sous le titre Présence des Extraterrestres, et en Anglais sous le titre Chariot of the Gods ? Unsolved Mysteries of the Past.
Selon cet ouvrage et ceux qui suivirent (on ne change pas une équipe qui gagne), les extraterrestres auraient depuis très longtemps visité notre planète, apportant aux humains primitifs leur science et leur technologie. Les prestigieuses réalisations de nos ancêtres ne seraient donc ainsi aucunement dues à leur propre ingéniosité, mais seraient le résultat de ces enseignements d’outre-espace, quand ils n’auraient pas été directement le produit des bienveillants aliens eux-mêmes. Par ailleurs, selon ces thèses, nombreux seraient les témoignages historiques et archéologiques de leur présence parmi nous, que seule une coupable cécité s’est jusqu’à présent refusé à voir : les statues Dôgû (fig. 1) de l’ancien Japon, par exemple, ou encore l’homme sacrifié de Palenque, seraient en réalité des représentations de ces « anciens astronautes ».
Fig.1 Statue Dôgû (époque Jomon).


Von Dânicken n’est cependant pas entièrement pionnier dans ces délires pseudo-scientifiques, qui semblent remonter à la fin du XIXème siècle (1875) avec la Théosophie d’Helena Blavatsky. Ils ont connu une expression fictionnelle tout à fait admirable dans l’œuvre de HP Lovecraft (Call of Cthulhu, 1928) et auraient également influencé le Français Robert Charroux au début des années 1960, qui contribua à les populariser avec son ouvrage à succès Histoire Inconnue des Hommes depuis 100 000 ans (1962).

Depuis les années 1970, la Théorie des Anciens Astronautes connait un grand succès et trouve même une expression sectaire avec la fondation en 1974 du Mouvement Raëlien, qui va même jusqu’à donner aux Aliens le nom biblique d’« Elohim », en faisant ainsi les créateurs même de la vie humaine, par clonage. C’est une étape supplémentaire dans la mutation, puisqu’on assiste ici à la naissance de ce que nous appellerions volontiers la religion Alienne, à la fois exacte opposée et concurrente de la religion Païenne…

De quoi cette fièvre ufologique est-elle le nom ?

Elle est l’expression inévitable, selon nous, d’une impuissance à penser autrement qu’en termes de quantité, de matière, de temps et d’espace. Elle est un effort désespéré des âmes tardives à soutenir l’évidence spirituelle de l’Infini, à cohabiter avec une sacralité qui lui est de moins en moins accessible. Elle est le symptôme d’une grande confusion des plans ontologiques, qui empêche désormais de penser l’univers d’une manière mythique, en combinant les différentes échelles de réalités.

Le fait d’attribuer les grandes réalisations de l’esprit humain, notamment les réalisations religieuses ou funéraire des anciens peuples, à une intelligence extérieure à cette humanité, relève, pour commencer, de la haine de soi. Celle dernière se répand actuellement dans l’opinion à une vitesse vertigineuse, en empruntant plusieurs formes : elle se retrouve dans d’autres courants actuels comme les diverses théories du complot, l’antispécisme ou le véganisme.

L’humain s’y retrouve toujours relégué au rang de fait anecdotique et insignifiant dans la grande bouillie universelle ou tout est juxtaposé et articulé au petit bonheur la chance. Ainsi, dans ce monceau cosmique, l’homo sapiens n’est plus conçu que comme une sorte d’acarien ridicule, incapable d’autre chose que de parasiter et de pourrir son environnement. Nageant dans ce potage d’absurdité, les individus désemparés se bricolent désespérément des radeaux formés de bribes de sens hétérogènes glanés ici ou là. Nous sommes, avec ces théories ufomaniaques, en présence d’un cas d’autocolonialisme paranoïde typique de l’humain crépusculaire.

Le fait est qu’à travers cette vision dégradante de l’humanité, l’homme moderne projette son image sur celui des siècles qui l’ont précédé, après qu’il l’ait fait sur celui des continents qui l’entoure. En confiant la civilisation, la pensée, la technique et l’art aux Aliens venus des confins de l’univers, il s’aliène lui-même, s’auto-colonise pour ainsi dire, en se dépossédant de ce qu’il a de meilleur au profit d’une périphérie fantasmatique, et, finalement, en abdiquant sa position métaphysiquement centrale dans un contre-humanisme glaçant. Choc en retour d’un Occident conquérant ?

Mais cette aliénation cache pire encore : elle est en effet l’inévitable conséquence d’une dégradation spirituelle, à savoir l’incapacité symbolique, l’impuissance de l’âme asthénique à envisager l’Infini. Affirmer, en effet ,que les Aliens seraient non seulement nos instructeurs, mais encore nos créateurs, suppose une regressio ad infinitum située aux antipodes de l’intuition intellectuelle qui permet à l’âme d’accueillir en elle l’Infini comme son Enfant Eternel, l’Avatar du Tout Autre.

Si les extraterrestres ont créé la vie terrestre, en effet, le problème reste bien évidemment entier : car qui, alors, a créé la vie de ces mêmes extraterrestres ? Comment, où et par quel mystère est-elle survenue ? Et nous voilà partis pour la quête vaine, de monde en monde, d’une vie dont l’origine nous échappe indéfiniment. Et avec elle nous échappe la science, les arts et la civilisation : en un mot, notre humanité même. Cette absurde exploration est celle de l’homme moderne qui s’est tourné entièrement vers l’extérieur, se répandant vers des horizons toujours plus lointains par peur de se concentrer en une intériorité toujours plus intense et de s’élancer dans l’épectase des hauteurs infinies.

Cette fuite de l’Homme devant lui-même résulte de la tragique confusion de l’Infini et de l’indéfini, qu’avait en son temps dénoncé René Guénon, peut suspect d’intelligence avec les E.T. En lieu et place de la Docte Ignorance que nous enseigna jadis Nicolas de Cues, cette croyance sidérale et sidérante devient la Sotte Sagesse des âmes égarées dans un monde trop vaste pour elles. Et la Foi se pulvérise en crédulités sans nombres, distrayant les hommes de toute quête spirituelle authentique : celle de la véritable vie extraterrestre.

La pensée de l’origine véritable, de ce qui transcende le temps et l’espace, l’appréhension intime de l’infini dans la qualité pure se trouve ainsi évacuée. C’est bien pourquoi le souci de la vie extraterrestre est corrélatif à la modernité technologique de l’ère industrielle et post-industrielle. Ayant évacué les esprits qui peuplaient la nature familière, l’homme a commencé à profaner sa propre maison, à dévaster son environnement immédiat. Dans ce chantier perpétuel et désormais désenchanté, déserté par les fées, il prétend se livrer à l’aménagement grandiose d’un cosmos libéré du joug divin.

Mais c’est sans compter avec la Nostalgie Panique, celle du cosmos cristallin que l’homme porte en sa profondeur comme trace de son origine, translucide à la lumière divine depuis toujours. C’est pourquoi, après la rupture épistémologique majeure du début du XVIIème siècle, l’on assista à la naissance progressive de ce qui deviendra au XIXème siècle, l'industrialisation aidant, la Science-Fiction : Chassez le merveilleux, il revient en UFO. Et les petits hommes verts remplaceront bientôt nos défunts lutins, tandis que des Elfes à peau bleue nous reviendront de Vinéa. C’est là le don que nous fait la Fée électricité : l’ersatz du merveilleux. L’Histoire de nos liaisons extraterrestre est donc celle de la Modernité aux prises avec son propre fantôme…Persistance reptilienne ?

Ainsi, les Mythes, chassés par la porte, sont-ils revenus par la fenêtre…Mais sous une forme bien peu engageante. Car ils ont été terriblement appauvris, privés de la quasi-totalité de leur contenu salvateur et transformant. Pourtant bien plus clinquant et plus brillant que la fable d’antan, le mythe moderne des ovnis ne transmet aucune vérité initiatique. Tout au plus peut-il héberger, sous forme de dystopies, quelques considérations morales plus ou moins mièvres ou lucides sur les travers de la modernité. La plupart du temps, il relève de la simple anecdote de la rencontre avec une altérité factice.

Car, dans les Aliens, c’est leur propre image que rencontrent nos contemporains : celle d’un être périphérique, à jamais exilé dans sa propre existence, et dont l’être est à ce point ignorant de lui-même que son instabilité l’empêche d’habiter jusqu’à son propre corps. Ainsi, rêvant d’une liberté indéfinie, l’homme a transformé son univers en un désert où il se rencontre perpétuellement lui-même sans pour autant se retrouver jamais.

L’ET est donc, paradoxalement, la confirmation que l’homme est bien seul dans l’univers, livré à lui-même dans un monde déserté par la présence divine, celle de l’Autre véritablement autre. Le mythe ufologique, en effet, n’a pas d’autre ressort que l’extension conceptuelle du même ; il ne sort jamais du matériel : du technologique, si sophistiqué soit-il, du biologique, si exotique soit-il, ou de l’astronomique, si éloigné soit-il. Rien de métaphysique dans tout cela : aucune trace réelle des mondes d’au-delà, de l’Imaginal ou de l’Intelligible. Rien que du sensible dans ce rêve d’autres mondes qui ne sont que des répliques du nôtre. Pour ces rêveurs-là, même l’immensité est étriquée.

Rien d’extraterrestre, donc. A cet égard, le mot extraterrestre est à lui seul significatif de cette immense illusion : il y qualifie non pas ce qui est étranger à la terre, c’est-à-dire à ce plan ontologique, à ce mode d’existence soumis aux lois particulières du temps, de l’espace et de la matière, mais ce qui est étranger à cette terre, c’est-à-dire au grain de poussière ou nous vivons actuellement.

Ainsi, notre course sans fin à travers la série indéfinie des mondes extérieurs est le plus sur moyen de nous empêcher de percevoir les Divinités qui sont juste derrière nous, précisément derrière nos paupières, et qui se gaussent en silence de nos explorations stériles. C’est ainsi probablement que les prisonniers de la fameuse Caverne sont fascinés par le spectacle projeté sur le mur de pierre au fond du trou, qu’ils prennent pour un espace ouvert à l’infini alors qu’il n’est qu’une paroi rocheuse, un cul de sac ontologique. Et c’est ainsi qu’ils oublient de se retourner pour chercher le ciel véritable, constellées d’étoiles. Et les Aliens sont ici leurs geôliers les plus efficaces (Fig.2). Plutarque avait raison, qui disait que l’oubli des Dieux conduit à l’athéisme ou à la superstition.
Fig.2 illustration de Philippe Druillet


Pour nous, le Paganisme étant une religion, il ne saurait avoir quoi que ce soit de commun avec le culte des extraterrestres, qui n’en est que la caricature, au même titre d’ailleurs que les théories du complot que nous aborderons dans un prochain article. Si Van Däniken et ses épigones a pu avoir une intuition correcte, c’est en comparant sa théorie au Culte du Cargo qui eut cours dans certaines îles du Pacifique : désolant sous-produit de la modernité, il n’est qu’une parodie de la spiritualité véritable.

Dans le même ordre d’idées, la théorie des Anciens Astronaute a pu être qualifiées de néo évhémérisme. Evhémère (316-260 avant l’Ere Vulgaire), on le sait, fut un mythographe Grec connu pour avoir affirmé, dans une œuvre de fiction ne manquant pas de ressemblances troublantes avec notre moderne Science-Fiction, que les Dieux n’étaient en réalité que d’anciens humains à qui leurs actions extraordinaires auraient valu un culte dans la postérité. Ainsi, Zeus aurait-il été jadis un souverain sage et bienfaisant, Aphrodite une courtisane légendaire, etc.

Or, non seulement ces théories antimythiques furent dès l’antiquité, et avec raison, qualifiées d’athées et rejetées en tant que telles par la piété polythéiste dont nous nous prétendons les héritiers, mais elles servirent également de tête de pont à la subversion chrétienne du Paganisme. En effet, les propos délirants d’Evhémère furent utilisés par l’apologétique chrétienne pour ridiculiser les Dieux et Déesses ainsi que leur mythologie. Il est vrai que nous avions là l’alliance de la cécité et de la surdité, car un Tertullien ou un Lactance ne pouvaient avoir accès à un sens qui les dépassait, autant qu’il échappait à Evhémère lui-même quelques siècles plus tôt.

Aussi, laissons-là ces êtres lointains dont nous supposons l’existence, et laissons-les s’adonner en toute tranquillité aux cultes légitimes de leurs propres Dieux.  Gageons que ceux-ci, au-delà d’apparences fort étranges pour les Terriens que nous sommes, ressemblent sans doute fort à leurs adorateurs et, en cela comme probablement en bien d’autre choses, ne nous seraient pas si étrangers…Car, s’il est vrai que les Dieux dépassent les catégories du temps et de l’espace, ils ne sauraient avoir ni pays, ni planète, ni même galaxie…

Et s’il est vrai que nos religions sont des religions du terroir, elles sont donc des religions de l’ici et du maintenant, et, par là même, des religions de la Terre, qui ne sauraient à ce titre se préoccuper des mondes inconnus qui peuple notre univers, où les galaxies sont aussi nombreuses que les ombellifères sur un talus estival. Nos Dieux et Déesses nous sont bien familiers, relevant à la fois pour nous du Même et de l’Autre, car ils sont dans la profondeur de nos âmes et, simultanément, dans l’immensité extérieure du cosmos que nous habitons et que nous contemplons. Nous détourner d’eux pour partir à la chasse de quelque amphibien intergalactique relève de la pure et simple distemplation.

Les travaux et les jours, les fêtes et les rites que nos Dieux nous ont enseignés, et dont ils ont pris soin de jalonner nos vies pour bercer notre angoisse existentielle, sont réglés sur les saisons et dimensionnés sur nos champs et nos bois : point n’est besoin ici d’apesanteur, de trous noirs ou d’hyper espace, et les seules Galaxia que nous aspirons à connaître sont les fêtes lactées de la Grande Nourrice Universelle. Ce n’est pas dans les lointains glacés, mais dans la profondeur de ce lait que, chevreaux, nous aspirons à plonger.

Et nos vrais vaisseaux ne sont autres que nos sanctuaires, nos éthernefs spatio-temporelles ; c’est à travers eux et par leur extraordinaire technologie symbolique que nous voyageons, non seulement dans le temps et l’espace, mais même, pour les plus audacieux d’entre nous, bien au-delà. C’est dans l’Aire Sacrée que l’on doit chercher la vie vraiment extraterrestre, et dans l’Ere mythique réactualisée par la fête que nous voyageons à loisir dans les méandres du temps, vers l’amont comme vers l’aval. Quant à notre propulsion, contrôlée par l’exactitude rituelle, elle est assurée par le moteur transluminique du sacrifice et par la libation dont le carburant est le vin, le miel ou le lait, substances abondantes à la portée de tout un chacun.

Pour nous désaliéner, donc, sachons retrouver le Mythe, et rendons au Paganisme ce qui est Païen : ré-enchantons le monde qui est le nôtre et laissons la guerre des étoiles sévir dans l’espace profond !