mercredi 25 octobre 2017

R



L’Ave César du Petit Père Païen

R comme Religion Romaine Résurgente. 

« Ils reviendront ces Dieux que tu pleures toujours
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours »  
Gérard de Nerval, les Chimères, Delphica.

Parmi les fleurons de la pseudosophie dont Facebook s’est fait la triste université, il en est un qui s’apparente à une espèce invasive, tant il se répend avec une impudente insistance sur les « murs » de ceux qui fréquentent ce réseau social. Il s’agit d’un soi-disant « proverbe Sioux » dont la teneur est la suivante : « La religion est pour ceux qui ont peur de l’enfer. La spiritualité est pour ceux qui y sont déjà allés »

Après enquête, il apparaît que cette perle de sagesse ne provient pas des Lakota, ni des Oglala (qui refusent d’ailleurs de porter le nom de Sioux dont les affublèrent les Européens), ni d’une quelconque autre nation amérindienne : elles n’ont, Dieux merci, pas encore su produire de telles insanités.

Non : c’est semble-t-il à un écrivain New-Yorkais que nous devons cette grandiose sentence, un certain Lee Stringer, dont je n’ai pas, par ailleurs, lu la prose.

L’opposition entre « religion » et « spiritualité » fait partie des lieux communs les plus lamentables de notre modernité, et malheureusement le microcosme néopaïen n’est est pas exempt, bien au contraire. Bien que les Païennes et les Païens s’en défendent avec la dernière énergie, en effet, leur pensée est largement contaminée par ce blob intellectuel qu’est le discours new age.

Dans ce magma conceptuel, il est cependant une opposition aussi structurante qu’invariable : la « religion » est mauvaise et aliénante, quand la « spiritualité » est bonne et libératrice. Ce dilemme aliénant est relayé à l’envie par un nombre incalculable de sites, blogs et pages Facebook autoproclamées « enseignantes », qui se proposent d’inculquer le bien-être obligatoire dont tout être humain moderne et conscient se doit d’être l’icône béate.

Examinons de plus près le catéchisme d’un de ces Club Med de la pensée :

« Gardez à l’esprit ces éléments de base dans votre chemin spirituel : […] La religion est pour ceux qui dorment. La spiritualité est pour ceux qui sont éveillés. La religion est pour ceux qui ont besoin des conseils des autres. La spiritualité est pour ceux qui prêtent l’oreille à leur voix intérieure. La religion a un ensemble dogmatique et incontestable de règles qui doivent être suivies sans les remettre en question. La spiritualité vous invite à raisonner, à tout remettre en question, et à découvrir les conséquences de vos actions et d’en assumer les conséquences. […] La religion menace et terrifie. La spiritualité vous donne une paix intérieure. […] La religion réprime l’humanité, et nous renvoie vers un faux paradigme. La spiritualité transcende tout, et fait de vous quelqu’un de fidèle. […] La religion reprend les enseignements d’un livre sacré. La spiritualité cherche le caractère sacré de tous les livres. […] » …Et ainsi de suite (Sandra Véringa, site https://www.espritsciencemetaphysiques.com/).

Si l’on passe sur le ton paradoxalement très injonctif de la première phrase, cette litanie d’oppositions est particulièrement remarquable par son caractère manichéen. A l’en croire, l’humanité se divise en deux parties : d’un côté un troupeau d’être brutaux, routiniers, égocentriques et soumis, victimes consentantes d’une illusion obscurantiste et totalitaire ; et de l’autre une compagnie égalitaire et joyeuse d’êtres supérieurement lucides et intelligents, à la fois responsables et doux, heureux et libres…Il est piquant de se rappeler que ce type de discours, hautement dualiste et stigmatisant, n’a rien de nouveau. C’est, toutes choses égales par ailleurs, celui que l’Église Catholique et celui que les religions Monothéistes en général ont toujours tenu sur elles-mêmes et sur leurs adversaires. 

C’est donc, en quelque sorte, la bondieuserie qui se fiche de la religion !

D’autant plus que la liste interminable des tares imputées ici à cette malheureuse « religion » est en fait celles qu’on peut attribuer à bon droit, pour l’essentiel, aux trois Religions du Livre : autoritarisme, obscurantisme et culpabilisation. Et pourtant, même dans ces religions, les reproches ci-dessus égrenés ne sont qu’en partie justifiés : les exemples ne manquent pas en effet de personnes, d’œuvres ou de pensées qui viennent contredire ce réquisitoire et témoigner des qualités attribuées à cette fameuse « spiritualité » parée de toutes les vertus…

Affirmer, de plus, que « La religion nourrit l’ego. La spiritualité vous fait transcender » est assez cocasse, dans la mesure où tout ce qui est reproché à la « religion » relève de l’ascèse, de la discipline et de la répression des désirs, alors que la spiritualité est vantée pour sa liberté et le bien être qu’elle procure…Bref : on est ici dans la complète inversion des valeurs, caractéristique au demeurant des ersatz de spiritualité qui grouillent en nos jours crépusculaires, où l’égo mélancolique se pare volontiers des oripeaux du sage pour perpétuer sa lamentable usurpation.

Il est plus que temps d’en finir avec ce mauvais procès qui est fait à la religion au nom d’une spiritualité fantasmatique, et de rétablir l’ordre traditionnel des choses et des mots tels qu’ils sont depuis toujours.

Pour commencer, la religion n’est pas, au départ, un concept Monothéiste. Ce sont les anciens Romains qui utilisèrent d’abord ce concept et ce mot pour désigner l’ensemble complexe de ce qui touche aux relations avec le sacré. La religion n’était pas pour les Romains ce qu’elle est devenue aujourd’hui dans une mentalité marquée par un millénaire et demi de Monothéisme, à savoir un ensemble de croyances réunies en une doctrine exclusive susceptible de s’opposer à un autre ensemble similaire.

Utilisé souvent au pluriel, le mot religio désigne d’abord des scrupules, des devoirs, une attention, une fidélité à l’égard de ce qui est sacré ou divin. Elle est le souci de l’au-delà. On a de la religion comme on est poli ou cultivé, comme on a des lettres…La religio est ce qui garantit la bonne cohabitation du visible et de l’invisible, la Pax Deorum, la Paix des Dieux. 

Mais la religion n’a pas, à proprement parler, de contenu : elle est la manifestation adéquate et convenable du Mos Majorum, c’est-à-dire de l’ensemble des coutumes des Aînés. De même, ce que les Musulmans puis les Anglicans qui ont envahi l’Inde ont catalogué comme « religion Hindoue » ou « Hindouisme », terme marqué par le suffixe typique du système idéologique à l’occidentale, n’est autre que la manifestation normale du Sanâthana Dharma, c’est-à-dire de Loi Eternelle. 
 
Ainsi, la religion est avant tout relation, et relation appropriée, adéquate. Quand elle cesse de l’être, elle n’est plus religio, mais devient superstitio, relation inappropriée, déséquilibrée au sacré et au divin. Le mot superstition est souvent utilisée aujourd’hui pour qualifier la religion d’autrui ; dans la bouche des Monothéistes notamment, il sert à désigner les pratiques dont ils ne comprennent pas le sens, celles qu’ils qualifient d’idolâtres ou de fétichistes. Mais toute religion est susceptible de dégénérer en superstition, soit par excès de scrupule, comme si elle se débordait elle-même dans des rites orphelins et sauvages, soit par défaut, dans une déreligion dégénérant en athéisme et enferment l’homme dans une sorte d’autisme ontologique, ou encore dans une vague rêverie sentimentale confortant l’égo dans ses sempiternelles illusions.

La religion est donc essentiellement, comme l’indique l’une de ses étymologies les plus courantes, une reliaison. Et cet acte de relier est éminemment multiple : s’il consiste d’abord, évidemment, à relier l’humain au divin, comme le dit Jamblique dans la Lettre d’Abamon : « faire cortège aux Dieux dans l’ordre et la sérénité », il ne se limite pas à cela.

La religion relie également l’Homme au Cosmos, et, ce faisant, l’Homme à lui-même, en mettant en relation les Dieux extérieurs et ceux qui sont internes à l’âme humaine. En reliant ainsi le Ciel et la Terre, elle met en évidence la conscience axiale de l’Homme, et le révèle du même coup à lui-même, car la religion, en l’Homme, est le fait de connecter l’animal au divin, c’est-à-dire précisément de faire œuvre humaine : l’Homme peut ainsi se définir comme animal rituel

La Religion relie, en outre, les hommes entre eux, en les mettant en rapport avec leurs origines suprasensibles ; enfin, elle met en liaison les générations et les époques, en transmettant à travers temps les traditions ancestrales et en reliant le temps exemplaire du mythe au temps existentiel du rite. Cette dernière fonction évoque une deuxième étymologie possible : le fait de recueillir, notamment, les éléments épars de la Tradition ; de rassembler, en un mot, les indices de l’Indicible, comme le dit Proclus dans sa Théologie Platonicienne (V, 27) : « rassembler les idées éparses des Anciens ».

Cependant, cette connexion totalisante n’a pas vocation à devenir totalitaire, au risque de devenir, justement, une superstition. Paradoxalement, les liens de la religion, qui enserrent l’individu dans un tissu relationnel avec les Puissances Sacrées de l’univers, sont des liens libérateurs, car ils permettent à l’individu de se dépasser lui-même par la voie de l’ascèse et par son insertion dans une société plus large que la société politique, profane. Être relié à l’Absolu, c’est en effet être attaché à ce qui par essence n’a pas d’attache, et c’est par conséquent être affranchi de tout lien. Comme lien paradoxal, donc, la religion nous libère d’elle-même : elle nous mène vers son propre dépassement dans un état d’intelligion, qui n’est autre que la restauration de l’état de ligion où nous étions avant de devenir une partie séparée du Tout.

 Les obligations religieuses, pour contraignantes, voire absurdes qu’elles puissent paraître au premier abord, ont pour effet de provoquer dans l’âme une tension, manifestée sous la forme d’une attention surnaturelle, qui permet de prendre soin du Soi et, corrélativement, de moins dépendre du moi. Et ce souci permanent du Tout fonctionne un peu comme un corset, une sorte de chrysalide qui permet à la conscience larvaire d’évoluer d’un état limité et partial d’individu vers une conscience plus large, notamment par l’acquisition, ou plutôt par la reconquête, d’une mémoire souveraine dépassant la mémoire existentielle anecdotique et ordinaire.

Car la religion, inhérente à l’âme humaine, provient d’une puissance qui lui est à la fois antérieure et intérieure, encore plus formidable que la libido. Elle trouve sa source dans le désir démonique éprouvé par l’Homme en tant qu’il est un Dieu entravé, inhibé. Or, ce désir est infini, et par là même, dévastateur. Il se manifeste comme un appétit sans bornes, détruisant fatalement tout objet, forcément dérisoire, mis à sa portée. Et tôt ou tard, cet appétit doit nécessairement se retourner contre lui-même, aiguisé par ses échecs indéfiniment répétés, et armé des tessons tranchants du fini disloqué par sa rage. Cette gueule de lamproie est l’inévitable tourbillon de Typhon, qui parasite l'Homme, et auquel la religion oppose sa ruse pour changer le cercle vicieux en cercle vertueux.

Cette ruse est celle qui consiste à retourner contre elle-même l’inertie pesante de la roche pour l’élever comme clé de l’arche : c’est l’art du Pontife. Il s’agit en l’espèce d’orienter l’appétit infini vers l’appétit de l’infini, d’inviter l’ogre à l’orgie pour le manger. C’est ce que fit Ulysse lorsqu’il aveugla le Cyclope, ou ce que fit Dionysos lui-même lorsqu’il livra aux Ménades Penthée, le Prince d’impiété. Il faut pour cela de grandes compétences, notamment celles qui consistent à relier le visible et l’invisible, l’en-deçà à l’au-delà. Cela suppose une aptitude à l’analogie, qui permet d’opérer les transpositions symboliques qu’exige la science rituelle.

Ainsi, le religent (plutôt que le religieux) est d’abord un souvenant, et cette souvenance lui vient comme une vision subsumant toute division, par la pratique fidèle de l’observance des rites. Car de même qu’il n’y a pas d’amour, dit-on, mais seulement des preuves d’amour, il n’y a pas de religions sans rites. Les rites ne sont pas autre chose que la systématisation de l’émerveillement en vue de le rendre efficace. Le rite est une machine, un moulin à merveilles, un appareil au même qu’on ne saurait manipuler sans précautions.

Car les rites ne supportent pas l’à-peu-près, la désinvolture ou la nonchalance qui sont la marque du profane : le Sacré ne se communique qu’à qui se donne, il est à lui-même sa propre raison d’être et rend sacré tout ce qu’il touche, pour le meilleur et pour le pire, pour la transfiguration de celui qui se relie comme pour la contamination de celui qui se renie. Aussi, et les contes de Fées nous l’enseignent à l’envi, gare à l’étourdi, gare à l’oublieux, et malheur au négligent, le contraire du religent : il s’oublie lui-même en oubliant le Ciel.

Or, la religion ne s’improvise pas. Elle n’est pas une partie de campagne. Tournée vers l’Infini et orientée vers l’Absolu, elle a pour vocation de prendre par la main l’individu là où il se trouve, à l’aboutissement actuel de son cheminement concret, pour l’emmener vers son propre dépassement. Elle ne se perd pas dans le vague des sentiments, et ne se paie pas de mots ou de concepts : elle part du monde tel qu’il est perçu hic et nunc, dans l’immédiateté de l’existence quotidienne. Elle ne se situe pas dans une lointaine stratosphère, mais bien dans l’égonèse, l’île existentielle où végète le naufragé de l’éther que nous sommes toutes et tous. Elle a pour mission de nous rapatrier.

Une première conséquence logique de ce qui précède est que la religion ne saurait flatter le bien-être individuel, même si elle sait souvent s’en servir pour arriver à ses fins. Ainsi, une « spiritualité » individuelle, déconnectée de toute Tradition ou les mélangeant toutes (ce qui revient au même), bricolée par des rêveries recuites à l’eau de rose des bons sentiments, ne saurait mener à une transfiguration de l’individu et à son ouverture vers les états supérieurs de l’Être. Cette songerie ne saurait mener à la véritable Gnose, dont elle n’est que la triste contrefaçon.

La deuxième conséquence de ce qui précède est que la religion a nécessairement une dimension sociale, voire politique, ne serait-ce que parce que la situation normale de l’individu humain est d’être au cœur d’une société, et parce que l’humain concret est, qu’il le veuille ou non d’ailleurs, un animal politique. 

Ainsi, il est non seulement normal, mais inévitable, que la religion se présente comme une institution : l’institution du sacré. C’est l’institution qui a pour mission d’assurer la relation du corps politique et social avec ce qui dépasse toute institution ; c’est par elle que l’État peut mener à bien sa mission suprême, qui consiste à assurer à chaque individu la possibilité d’accéder à la contemplation par le dépassement de lui-même, dans la mesure de ses capacités. Si la religion n’est pas l’État Providence, elle est la Providence manifestée dans l’État (pris dans le sens symbolique général de « corps politique »). C’est par elle, finalement, que la société humaine n’est pas un simple troupeau, une foule informe, opaque et chaotique, mais un chœur, un cristal social translucide à l’Esprit divin, parce qu’il est un cosmos, une harmonie. 

Et, parlant d’esprit, nous voici donc de nouveau face à cette fameuse spiritualité qui nous est présentée comme le double lumineux de l’abominable religion. Certes, elle ne saurait se confondre avec cette dernière : elle en est nettement distincte. Il est vrai, également, qu’elle possède une dimension qui excède largement le fait social, mais est-elle pour autant réductible à quelque chose de purement individuel ? Rien n’est moins sûr, car, si c’était le cas, on ne pourrait l’appeler par son nom : il y aurait contradiction dans les termes.

En effet, le mot « spiritualité » concerne tout ce qui a trait à l’esprit. Il est construit sur le même modèle que « sexualité », terme signifiant quant à lui tout ce qui concerne le sexe. Et il est vrai que la libido est une chose éminemment individuelle, au plus haut point intime. Mais en est-il de même pour l’esprit ? et qu’entend-on par ce mot ? Nous nous en sommes déjà expliqués précédemment (cf. I comme Intellect) : il convient de ne pas comprendre le spiritus et le mens ; si le second appartient, effectivement, à l’individu dont il constitue d’ailleurs une des instances fondamentales, le premier, appelé aussi intellect (Grec noûs), dépasse largement l’âme et, quoique constituant le noyau le plus intime de l’être humain, n’appartient en propre à aucun individu particulier.

Ainsi, si la spiritualité constitue notre noyau le plus intérieur, elle nous dépasse pourtant infiniment. Elle ne saurait donc, à ce titre, être cultivée comme on s’exerce au calcul mental ou comme on développe ses abdominaux. Elle est à la fois propre à chacun et commune à tous : elle excède l’humanité elle-même ainsi que notre monde sensible puisqu’elle relève, par définition, du monde intelligible. Il s’ensuit qu’elle ne saurait se réduire à une religion particulière, pas plus qu’à la religion en général, puisqu’elle est à cette dernière ce que l’âme, pour ainsi dire, est au corps.

Pourtant, aucun accès à la spiritualité n’est possible sans l’intermédiaire d’une Tradition religieuse.
Et c’est bien là, justement, que le bât blesse. Car en ce monde, aucune âme, quelle qu’elle soit, ne peut se manifester sans un truchement d’ordre corporel, si subtil que soit ce dernier. Ainsi, opposer spiritualité et religion est aussi stupide qu’opposer la flamme et la lampe, ou encore le verre et le vin. Si, en effet, l’on compare la religion à un verre, alors la spiritualité peut être comparée au vin. Or, établir une hiérarchie entre les deux n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît, car si, au premier abord, on peut affirmer que le verre n’a de raison d’être que par le liquide qu’il contient, ce dernier ne peut être bu, contemplé, humé et dument mesuré que grâce au cristal de la coupe qu’il emplit. Chacun des deux a donc son importance selon son ordre propre. Sans contenant, il n’est point de vin qui tienne et le liquide sera inaccessible sans solide ; et point d’âme sans corps, sans corolle, point d’odeur, et pour boire liqueur, le cristal est plus fort.

Il est donc parfaitement insensé de prétendre vivre une spiritualité authentique sans religion, car ce qu’on prendrait alors pour une spiritualité ne serait en fait que son fantôme : non pas la puissance transfiguratrice issue de la racine indicible de l’Être, mais une collection de mièvres maximes destinées à consoler un égo sénile qui trompe son ennui en jouant au sage oriental sur le gazon du parking de sa résidence suburbaine.

Une fois cette vérité établie, il est légitime de se demander dans quelles conditions, dans le monde postmoderne où nous vivons, l’accès à une religion est possible.

Jusqu’à des temps récents, la religion d’un individu était largement déterminée par les circonstances de sa naissance, puisque celle-ci était en général héritée. Cette situation, jointe à d’autres causes, est d’ailleurs responsable de la décomposition des grandes confessions Monothéistes, dans la mesure où ces dernières avaient placé l’essentiel de leur succès et de leur rayonnement dans la contrainte extérieure exercée sur les âmes, et dans une situation de monopole spirituel affirmé aux dépends de leurs homologues. Cet état de fait eut notamment pour conséquence de confiner des milliers d’âmes, pendant des siècles, à une spiritualité qui n’était pas la leur. En effet, les Monothéismes Abrahamique sont basés sur une spiritualité théiste, et non panthéiste. Celle-ci devait donc s’adapter aux diktats théologiques des Religions du Livre, en rusant pour ne pas subir leurs foudres.

Lorsque l’étau théologique du Christianisme a commencé à se relâcher, nombre d’âmes se sont ainsi trouvées libérées, mais en même temps orphelines de toute spiritualité. Beaucoup d’entre elles suivirent la pente naturelle qui conduit à l’agnosticisme qui caractérise les âges tardifs, mais les plus exigeantes durent se mettre en quête des formes de spiritualité qui leur étaient apparentées. Parmi celles-ci, on en vit passer à d’autres formes de Monothéisme que celui dans lequel ils avaient été éduqués (et un René Guénon, par exemple, se convertir à l’Islam soufi). D’autres se tournèrent vers des religions asiatiques comme le Bouddhisme ou l’Hindouisme, comme Romain Rolland ou Alain Daniélou

Mais ces parcours, pour féconds et salvateurs qu’ils aient pu être à l’échelle individuelle, ne donnent pas de réponse satisfaisante aux questions fondamentales de la spiritualité contemporaine, et notamment celle qui concerne toutes ces personnes en déshérence religieuse du fait de la déchristianisation. L’homme occidental moderne doit-il, par essence, être privé du Polythéisme ? Est-il fatalement voué au Monothéisme exclusif ou à l’Athéisme ? N’y a-t-il pas une tierce voie ? N’y a-t-il pas, dans les traditions spirituelles de l’Occident, un héritage Panthéiste ou Panenthéiste, même présent sous forme d’un Monothéisme inclusif, qui puisse être réactivé ? Les temps sont-ils venus de reformuler la Tradition ?

C’est ici précisément que se pose la question de la Résurgence. Les âmes orphelines des Religions du Livres doivent-elles se réinventer de toute pièces une tradition spirituelle, au risque d’errer sans fin dans des pièges et des ornières que les Anciens avaient réussi à éviter pour les avoir eux-mêmes connues ? Ou peuvent-elles, dans certaines conditions et sous bénéfice d’inventaire, se réapproprier un héritage authentique que des siècles de Christianisme ou d’Islam avaient confisqué, occulté, détourné, et omis de faire fructifier ? 

Ce dilemme est celui qui déchire actuellement la nébuleuse Néopaïenne. Entre les deux positions extrêmes gravitent, comme bien souvent, une kyrielle de positions intermédiaires. Il ne peut d’ailleurs en être autrement, en l’absence de structures institutionnelles stables et d’autorités spirituelles nettement individualisée, mais aussi parce que le Paganisme est une forme religieuse pluraliste de par sa nature même.

Les uns pensent que la perte des Anciennes Observances n’est pas si grave, parce qu’elle peut être compensée par la créativité inhérente à l’esprit humain. Qu’importe donc que la source ait été négligée, ou perdue : elle peut rejaillir n’importe où, n’importe quand, et, à la rigueur, sous n’importe quelle forme. Les Puissances Divines sont toujours là, spontanément disponibles, et il n’est que de renouer avec elles, grâce aux pouvoirs quasi-illimité de chacun et chacune. L’institution, dans ce cas, importe peu : c’est l’intuition qui compte ; et les tenants de cette position ont peu de goût pour ce qui ressemble de près ou de loin à une religion.

Les autres au contraire estiment que les Traditions ancestrales ont un rôle capital à jouer dans le retour à une spiritualité adaptée à leurs âmes. Ils pensent que le patrimoine spirituel des peuples antécédants est irremplaçable, et qu’il convient d’en tenir compte pour renouer le contact interrompu avec les Divinités, au nom de la Philosophia Perennis. Il s’agit en quelque sorte de reprendre la conversation au point où elle fut interrompue…un millénaire et demi plus tôt. 

Et, arrivé à ce point, pointe un nouveau dilemme : comment raisonnablement espérer faire revivre une religion morte depuis quinze ou seize siècles ? Même une absence de transmission longue d’une génération devrait théoriquement suffire à interdire toute restitution de l’observance traditionnelle dans son authenticité. Aussi, parmi les Païens contemporains, certains se disent-ils Reconstructionnistes, et cherchent à reconstituer le plus fidèlement possible la religion perdue, au risque d’en perdre le sens spirituel et de sombrer dans la pure archéologie ou le jeu de rôle.

D’autres prennent le risque de réinterpréter la Tradition, en d’opérant les transpositions symboliques et conceptuelles nécessaires pour lui permettre de revenir irriguer les temps présents. C’est pourquoi ils se qualifient de « Résurgents ». La logique qui sous-tend leur conviction est simple : soit les Dieux ne sont que des illusions, et ils le furent de tout temps ; par conséquent le retour à une religion ancestrale n’a aucun sens et est parfaitement inutile. Soit, au contraire, ce que disaient les Anciens avaient un sens, et alors les sources spirituelles qui leur ont permis de bâtir leurs traditions sont pérennes et circulent toujours, et il s’ensuit qu’en chercher la résurgence à toujours un sens, en aura toujours.

Mais « on ne se baigne jamais dans le même fleuve », disait justement un grand sage d’autrefois. Et il serait parfaitement déraisonnable, à ce titre, de chercher à recréer à l’identique les mondes anciens : ceux-ci sont à jamais révolus. Les siècles d’imprégnation Monothéiste qui ont précédé le nôtre ne peuvent, ni ne doivent être passés sous silence. Ils ont d’ailleurs apporté à l’humanité, et particulièrement à l’Occident, d’inestimable trésors. Ils ont notamment contribué à enrichir la pensée théologique, en transformant, par exemple, des concepts Païens comme celui d’hypostase.

De plus, les conditions socio-économiques dans lesquelles nous vivons aujourd’hui n’ont bien évidemment plus rien à voir avec celles qui présidèrent à l’éclosion des anciennes religions Païennes. La société antique était en général imprégnée de sacralité, au point que les frontières étanches que nous connaissons entre le sacré et le profane étaient quasiment ignorées, ou tout au moins profondément différentes.

Or, ce hiatus, que personne ou presque, pourtant, ne songe à nier, sert de prétexte à beaucoup pour discréditer la démarche des Paganismes Résurgents. Ces voix, dont certaines sont Païennes, dénoncent comme illusoire, voire scandaleux et ridicule, de vouloir vivre les mythes de l’intérieur, et de les considérer autrement que comme les chatoyants spécimens d’une collection d’insectes fossiles. Mais de quoi ce tollé contre la Résurgence Païenne est-il le nom ? Et qu’y a-t-il de si scandaleux à vouloir lire Platon avec candeur, sans se livrer aux contorsions gymniques de la restriction mentale en écartant les mythes, les Dieux et les symboles sous prétexte qu’ils sont inactuels ? Et pourquoi lire la Bible au premier degré plutôt qu’Homère ? Cette attitude est d’autant plus étonnante qu’elle affecte de nombreux Païens, qui parfois éprouvent un réel malaise à voir célébrer de nouveau des cultes éteints ; c’est sans doute qu’ils n’avaient jamais envisagé que ces autels refroidis pussent être des volcans spirituels, dont la chambre magmatique, longuement inactive dans les hauteurs de l’éther, put entrer de nouveau en éruption sensible…

Et c’est ainsi que l’on affecte de se gausser de celles et ceux qui célèbrent en baskets le rite Romain, et, qui plus est, sans parler le Latin de Cicéron. On exigera donc des Païens « purs », avec des tresses et des cornes au casque ; dans le cas contraire, on criera à l’« effet de mode » et à un snobisme supplémentaire de nos temps fatigués. Le procédé, en vérité, n’est pas nouveau, qui consiste à discréditer une idéologie en l’assignant à sa caricature, et en croyant acculer ses tenants à un « tout ou rien » stupide et stérile. N’a-t-on pas longtemps exigé des écologistes qu’ils s’éclairassent à la bougie, avant de se convertir discrètement à leurs thèses pour mieux conspuer les vaccins diaboliques ? Demain, donc, on exigera des Chrétiens qu’ils servent de déjeuner aux lions, comme au bon vieux temps. On voit bien toute l’insanité de cette escroquerie intellectuelle qui assigne toute création ou innovation à l’absurde sous couvert d’exiger d’elle la cohérence absolue qu’elle ne saurait avoir…Et qu’on n’a pas soit même !

Or, les religions dont les traditions n’ont pas été interrompues, comme ce fut le cas pour les Paganismes lors de la Grande Apolipse (529 ev – 1415 ev), ont naturellement subi une longue évolution qui leur a permis de s’adapter au monde contemporain. Nul doute que les Paganismes occidentaux eussent connu une telle évolution, similaire à celle de l’Hindouisme par exemple, s’ils n’avaient été aussi sauvagement éradiqués.  

Ces mutations furent parfois radicales : le Judaïsme, par exemple, a dû s’adapter à la perte de rien moins que son unique centre cultuel ! Il a, en outre, subi les persécutions innombrables que l’on sait, qui l’ont, certes, profondément affecté, sans pour autant, Dieux merci, le faire disparaître. De même, l’Hindouisme contemporain n’a plus grand-chose à voir avec le Védisme des origines, à telle enseigne d'ailleurs que la cheville ouvrière de ce dernier, le sacrifice alimentaire, a laissé place à une société largement marquée par le végétarisme, alors que les brahmanes continuent de psalmodier imperturbablement les formules antiques que prononçaient les sacrificateurs quelques millénaires plus tôt ! 

Tout cela ne fait que nous répéter ce que nous savions déjà : les religions étant des institutions humaines en relation spécifique avec l’éternité, elles ont pour tâche paradoxale d’adapter constamment ces valeurs éternelles dans le monde du devenir en perpétuelle évolution. Il s’ensuit qu’elles ne peuvent rester figées, et que l’image même des Dieux dont elles rendent compte ici-bas n’échappe pas à cette loi : les unes conquièrent le sommet des Panthéons quand les autres se voient reléguées dans une relative obscurité, quand ce n’est pas à l’oubli pur et simple.

Et, de fait, dans l’Hellénisme contemporain, les Païens ne manifestent pas la même piété que leurs Ancêtres, et celle-ci n’a pas les mêmes destinataires, ce qui n’étonnera personne. Ainsi, Zeus se voit beaucoup moins vénéré qu’il l’était jadis, alors qu’Hermès semble remporter les suffrages, et le dispute en popularité à Pan…Derrière Hécate, bien entendu, qui les dépasse largement, y compris au-delà des adeptes de la piété Hellène.

Même les vainqueurs ne purent échapper à cette loi universelle de mutation : quel Catholique, aujourd’hui, peut affirmer qu’il voue aux Anges le culte de dulie qui leur revient, sans avoir peur de passer pour ridicule ? Et qui ne tord pas le nez devant le dogme de la virginité de Marie, quand ce n’est pas celui (pourtant central dans la théologie Catholique) de la résurrection de la chair ?

Il ressort de tout cela que reprocher aux Néopaïens ce hiatus cultuel dont ils furent les premières victimes est leur faire un bien mauvais procès. D’autant plus que, comme l’a magistralement montré Jean Seznec dans son ouvrage La Survivance des Dieux Antiques, ces Dieux et Déesses, si leur existence cultuelle a bel et bien été interrompue, ont en revanche perduré en une existence culturelle vigoureuse, et même largement enrichie (Pour un peu, on finirait par les croire véritablement immortels !). Ils imprègnent toujours notre imaginaire et ont même réussi à s’immiscer dans nos vicissitudes théologiques modernes en entrant par effraction dans la Psychanalyse…

Mais bien sûr, il reste une frontière ténue entre le culturel et le cultuel, et, s’il n’y a qu’un pas du musée à Orphée, encore faut-il le sauter…Tous ne le feront pas, ce qui n'est d’ailleurs pas souhaitable, et seule une minorité osera franchir ce miroir. Mais cette transgression est désormais possible, elle est désormais licite. Plus que jamais, nous devons nous fier à l’extraordinaire énergie qui dort dans les mythes, à cette mythergie qui agit sans cesse sous le sol familier de l’Histoire : le Grand Carnaval cosmique à déjà commencé… Pourtant, des voix s’élèvent encore pour crier au scandale face à la Résurgence.

A qui profitent ces cris d’orfraie ? Qui a intérêt à ce que le Paganisme reste un fatras de divinités folkloriques juxtaposées sans liens organiques les unes avec les autres ? Pourquoi insister pour que ces Dieux décoratifs ou didactiques, amputés de tout panthéon cohérent et coupés de toute lignée traditionnelle, ne puissent plus rien signifier ? Car les Dieux, nous le verrons dans un prochain article, sont essentiellement signifiants. Or, leur efficacité cognitive souveraine s’exerce dans le cadre du mythe, à l’intérieur d’un panthéon dont ils sont comme des photèmes, éclairant un savoir essentiel, à l’instar des phonèmes d’un alphabet qui, en s’agençant en combinaisons infinies, fondent le savoir existentiel. On souhaite donc que les Dieux restent muets, on souhaite confiner dans le silence une voix théologique, fermer une voie spirituelle. Car sans la résurgence d’un Polythéisme panthéistique et traditionnel, en effet, la pensée panthéiste restera abstraite et purement théorique.
 
En vérité, les contempteurs de la religion font le travail objectif du Monothéisme, et en particulier du Christianisme. Ce dernier en effet, dans la bouche de Tertullien (Apologie XXIV, 2), s’est proclamé vera religio ; aussi, tout ce qui prétend, en dehors de lui, au statut de religion, en est soit une contrefaçon diabolique, soit une naïve et touchante imitation, reléguée au mieux dans le rôle d’une sympathique préfiguration de la seule et unique Vérité. Ainsi, sans le savoir, les belles âmes qui se réclament de la « pure spiritualité » et conspuent la religion confortent à peu de frais le Christianisme dans son monopole spirituel. En position d’hégémonie culturelle, celui-ci peut se permettre de regarder les autres religions avec le regard condescendant d’une dame patronnesse, en les qualifiant de spiritualités, ou de sympathiques « philosophies » (c’est le cas notamment des religions orientales). Mais gare à ceux qui oseraient se réclament de la religio : ceux-là se voient d’emblée assignés à l’enfer de la superstition.

Inversement, certains Néopaïens insistent tellement sur les fondements matériels de leurs traditions qu’ils la purgent ainsi de toute spiritualité. En s’enfermant dans une obsession archéologique, voire biologique, ils se perdent dans la vaine rêverie d’un Âge d’Or où tout était figé, sans essayer de comprendre en quoi les notions d’Ancêtre et d’ancestralité peuvent nous être utiles sur le plan spirituel. Ils perpétuent ainsi le musée poussiéreux où les Monothéistes ont incarcéré les Dieux en le transférant dans un ciel de gloire, ou bien alors se contentent de transformer un musée d’art en musée ethnographique.

Car si nous avons des Ancêtres selon l’ordre de la génération, qui, certes, sont dignes de respect en tant qu'antérieurs à nous dans le flot du devenir, nous avons surtout des Ancêtres intérieurs, qui sont les causes ontologiques de l’émergence de nos âmes. Ainsi, une ancestralité charnelle et horizontale ne doit-elle pas occulter une ancestralité spirituelle et verticale : nos coordonnées ontologiques exactes sont à chercher à l’intersection de ces deux lignées. C’est d'ailleurs un des sens du mot Paganisme, comme religion du pagus.

Mais certains se complaisent à n’envisager que l’axe horizontal, et osent parler de « spiritualité » sans envisager une seconde la verticalité. Ceux-là errent, en vérité, sans pères ni repaires, et, quoiqu’ils se réclament à qui mieux mieux d’identité, c’est paradoxalement celle-ci qui leur fait défaut. Ils se rattachent à leur lignée charnelle comme un naufragé aux planches de son épave, parce qu’en eux, l’identité supérieure, source de toutes les autres, a sombré. Et cela vaut d’ailleurs pour n’importe quelle tradition, monothéiste comprise. Or, ceux-là aussi sont les alliés inconscients des Religions du Livre, qui ont beau jeu de les renvoyer à une superstition tribale et à stigmatiser l’os qu’ils portent dans le nez sans voir le squelette qui gît dans leur reliquaire.

Aussi doit-on s’appliquer à mettre ses pas dans les traces de nos Ancêtres, non pour ces empreintes elles-mêmes, mais pour espérer arriver au même endroit qu’eux : dans cette venatio spientiae à laquelle ils nous invitent par delà le temps, nous sommes des nains perchés sur les épaules de géants, et peut-être, à force de patience et d’humilité, à force d’amour et d’attention pour ces paroles oubliées, saurons-nous débusquer la Merveille que nos prédécesseurs avaient traqué. Et c’est pourquoi il est vital, pour un Païen résurgent, de comprendre la spiritualité de nos Ancêtres, plutôt que de fixer le doigt décharné des Ancêtres de notre spiritualité.
 
Résolument résurgents, donc, et non reconstructionnistes : nous n’avons aucune vocation au martyr, fut-ce celui du ridicule. Nous refusons par conséquent d’être taxés de fondamentalistes, même si nous sommes bien conscients qu’aucune religion n’en est à l’abri, pas même la nôtre. Ainsi, par exemple, nous récusons pour nous-mêmes le caractère misogyne et patriarcal des mœurs gréco-romaines de l’antiquité, que quelques celtisants et celtisantes, nordisantes et nordisants nous rappellent à loisir. 

Car si l’on suivait cette logique, toutes les sociétés antiques furent marquées par l’esclavagisme, et je ne sache pas que les Celtes et Germains en furent exempts. Paradoxalement, d’ailleurs, les mêmes qui nous accuseront de reconstitution de religion dissoute nous feront le procès des « génocides » dont Rome se serait rendue coupable à l’égard des peuples qu’elle a dominé, et en particulier, bien sûr, du malheureux « peuple Celte ». Et ce, qui plus est, sans se départir du plus grand sérieux…

En la matière, la contradiction serait tragique si elle n’était pas ridicule : l’utilisation du mot « génocide » étant ici parfaitement déplacée, même si les massacres ont été incontestablement massifs, et qui plus est d’une cruauté sans nom. Mais il n’est que de rappeler que les guerres antiques n’avaient rien de galas de bienfaisance ; les Assyriens, par exemple, étaient réputés pour leur brutalité bien avant les Romains. Or, ces derniers ne sont pas, que je sache, les auteurs de la fameuse formule « Malheur aux vaincus », mais, semble-t-il, un Sénon bien celtique…

Cet acharnement contemporain à rappeler les violences des légions nous paraît, une fois de plus, bien suspect. La distance temporelle, d’abord, est énorme entre les évènements incriminés et le monde actuel ; pourquoi la prescription bénéficierait-elle aux Assyriens, par exemple, et pas aux Romains, à quelques siècles près ? De plus, contrairement aux puissances impérialistes du monde contemporain, Rome est une entité politique depuis longtemps disparue : la justice historique est donc, en l’espèce, éteinte. 

Et c’est justement là une des raisons pour lesquelles, paradoxalement, Rome peut et doit renaître, et pour lesquels nous nous enorgueillissons, quant à nous, du beau nom de Romain

Car il est clair que la pratique d’un Mos Majorum adapté à l’époque contemporaine ne suppose pas plus la restauration d’un Empire révolu que l’étude de la Torah ne nécessite la reconstruction du Temple de Salomon. Désormais, Rome est passée dans une phase métapolitique, elle est devenue, pour ainsi dire, une méta-nation. L’Urbs à laquelle nous sommes fidèle est une Cité omniprésente qui se situe à la fois au cœur de chacun des cultores et de chacune des cultrices deorum, dans le monde imaginal où vivent pour toujours les Dieux et Déesse dont la société chorale est le paradigme de la nôtre, ainsi que dans le monde entier.

Car la Providence à attelé Athènes et Rome pour cultiver la terre entière. Non pas que les autres civilisations n’aient pas fait de même : chaque culture, et notamment chaque langue, a vocation à exprimer et à transfigurer la totalité du réel. Il ne s’agit donc pas pour nous d’exclure la majorité de l’humanité sous le prétexte de la barbarie comme le firent nos ancêtres, puisque nous récusons, comme nous l’avons dit plus haut, ces travers de jadis.

Mais venez, et voyez : le monde entier utilise aujourd’hui les caractères d’écriture que Carmenta apporta d’Arcadie (et que les Grecs héritèrent du Phénicien Cadmos) ; et même les contrées les plus éloignées de Rome, où jamais un légionnaire ne mit le pied, les ont en partie adoptés, sous le nom de romaji…Et le monde entier marche aujourd’hui encore au rythme sacré et secret de Rome, utilisant les noms de ses mois et de ses Dieux dans les jours de la semaine, même si, et c’est tant mieux, la majorité des peuples a gardé en parallèle ses propres traditions calendaires. Car Rome ne supprime pas : en matière de culture comme en matière de culte, elle greffe.

Ainsi, Rome, depuis qu’elle n’est plus nulle part, est partout, ce qu’illustre bien le nom du vide originel qui servit de moyeu à cette roue du Destin qu’est l’Urbs, ce mundus où chaque compagnon de Romulus apporta, dit-on, quelque chose de son pays natal. Rome, la Ville, Urbs, s’est ensuite élargie aux dimensions du monde, Orbis. Ce qu’elle a perdu en puissance et en efficacité politique, elle l’a gagné en autorité spirituelle, et ce qu’elle a perdu en existence, elle l’a gagné en essence. Son mundus est désormais partout et son pomerium (enceinte sacrée) nulle part, pour paraphraser le Divin Hermès. Ou plutôt, disons que son pomerium est l’équateur et que ses sept collines sont les sept directions. Rome est devenu un état d’esprit lorsqu’elle a perdu l’esprit d’État.

Elle a réalisé en elle, lors de son apogée politique, la synthèse la plus audacieuse de presque tous les peuples et de presque toutes les cultures du monde connu de l’époque. Cette Rome-là, puissante et manifeste, est morte avec Julien II le Philosophe sur un champ de bataille d’Orient. Mais elle est revenue à son état initial de latence, elle est retournée au Pays Caché dont elle était issue au cœur de l’Italie ; elle s’est retirée dans les bois du Latium avec Diane, les Camènes chantantes et les Faunes bondissant, là où il y a bien longtemps, Saturne exilé trouva refuge auprès du Roi Janus

C’est un pays féérique, qui n’a ni âge ni localisation. Il est sans doute situé quelque part au-delà du miroir du Lac de Nemi, en un lieu improbable que nos amis celtisants appelleraient le Sidh. C’est de ce lieu enchanté que nous vient notre religion : c’est de là qu’est sortie la Fée chérie de notre grand législateur, le Roi Numa. C’est de ce lieu et de cette Fée que nous sommes, nous aussi, les dévoués féaux, observant les coutumes étoilées de la Nuit des Temps, et toujours attentifs aux signes d’outre-temps. Mais se souvient de tout cela, aujourd’hui que le Latin ne rappelle plus que des cours austères, des thèmes et des versions, les ruines et les légions ?

C’est pourtant cette Coutume Immémoriale des Anciens qui est le plus sûr garant de l’universalisme véritable, celui qui permet de concilier l’unité et la diversité dans l’harmonie, sur la terre comme au ciel. C’est la romanité qui est la plus sûr moyen d’un éclectisme éclairé, qui ne sombre pas dans le collectionnisme religieux du Polythéisme titanique. Plus encore, c’est par notre romanité que nous avons accès à notre celtitude, car c’est elle qui en a conservé et valorisé l’héritage. Elle l’a d’ailleurs fait pour tous les peuples avec lesquels elle est entrée en contact : la première grandeur de Rome, c’est d’avoir enraciné les hommes et les femmes d’alors dans leur patrie, moyennant l’adhésion à une Patrie quasi cosmique. Ainsi, la Religion des Romains est-elle devenue la Religion de tous, non parce qu’elle a imposé ses vues en supprimant les traditions des peuples, mais parce que la Religion de tous est devenue celle des Romains, et celle de chacun.

Cette vocation fédératrice était présente en elle dès l’origine, car Rome est la rencontre aventureuse de réfugiés fuyant l’Orient et de bergers d’Occident. Ses origines sont obscures et glorieuses, belliqueuses et pacifiques. On y voit tour à tour Venus et Mars, des fées et des rois, des prostituées et des serviteurs. Rome est le nœud du paradoxe, comme il convient au centre du monde, où convergent toutes les voies pour tisser la symphronie universelle. Ainsi, nous, Fils de la Louve, pouvons être fiers d’être de glorieux bâtards et des enfants de putains, comme les filous qui furent les compagnons de Romulus. Fils d’Orient et d’Occident, nous ne sommes ni d’ici, ni d’ailleurs, nous sommes partout chez-nous comme l’aigle qui n’est ni du ciel, ni de la terre, mais plane au-dessus de toute étendue.

Qu’attendre aujourd’hui d’une Rome post-impériale ? Tout et rien. Au-delà des nations concrètes, qui sont mortelles, Rome est une nation éternelle, repliée dans la citadelle du cœur, et qui résiste encore et toujours à l’envahisseur. Cette Cité-là ne sera jamais vaincue, et sa citadelle jamais prise. De cette méta-patrie, nous recevons d’abord une force intérieure, mais cette vigueur (rhômè) est d’abord spirituelle : c’est une force d’âme. Elle nous permet de conquérir l’Empire, mais il s’agit de l’Empire sur nous-mêmes. Peut-être est-ce là, cependant, la seule royauté qui vaille, et peut-être le seule vrai Rubicon que nous devons franchir est-il notre propre sang ?

Ce qu’on peut encore recevoir de Rome, aujourd’hui, c’est une remarquable grammaire rituelle, et c’est aussi des outils efficaces pour permettre le rétablissement de la Pax Deorum, car nous pouvons être certains que les gestes que nous accomplissons et les formules que nous prononçons étaient à peu de choses près celles qui étaient dites par les Anciens ; et, même si ces gestes et formules n’étaient pas agencés exactement de la même façon, nous savons que le génie rituel du peuple romain consistait en une adaptation permanente et toute en finesse de la Tradition, tout en ayant l’air d’une absolue fidélité. Ainsi, en perpétuant fidèlement les cérémonies du calendrier, nous mettons notre voix dans celle des Aînés, en un écho qui résonne par-delà les siècles : gageons que le Latin, comme le Grec ou le Sanscrit, est une langue qui sonne bien dans l’éternité, et fait claquer le rite comme un étendard pour manifester ici-bas la présence numinale.

Outre cette remarquable ingéniosité rituelle, Rome nous apporte un bienfait majeur, celui de la sacralité du foyer. Un Romain, en effet, grâce à son autel des Lares et à la présence directe de la divinité au cœur même de son domicile sous les espèces la Flamme de Vesta, peut sanctifier sa vie quotidienne à tout instant. Le Mos Majorum n’a pas son pareil pour relier l’intime à l’infini, l’infime au grandiose. Nul besoin donc de construire de gigantesques temples de pierre : le templum est l’espace que le cultor définit dans le ciel comme l’écran de sa destinée, et, contrairement au cliché, les Romains priaient volontiers dans les bois, une simple pierre suffisant à leurs dévotions. Être Romain, finalement, c’est accueillir les Dieux chez soi ; c’est donner l’hospitalité rituelle à la Présence Invisible, à la Flamme Certaine, la Boussole absolue qui, comme l’apex du flamen, nous rappelle au cœur du quotidien le Ciel Immense qui nous recouvre tous, afin que nous ne perdions pas de vue l’Evidence.

Loin d’être meurtrière, donc, ma Rome intérieure réside dans la pourpre matrice de l’Ara Pacis que j’édifie en mon cœur. Loin d’être aride et austère, la Rome de mon âme se respire dans l’arôme du vin drapé de pourpre, elle bavarde dans les langues de tous les peuples dont elle berça l’enfance, du Palatin à la Puerta del Sol, de Fourvière au Château Saint Georges, et jusqu’à la Rome noire de Bahia et aux volcans des Andes…Nous sommes désormais les Latins latents d’une latinité élargie aux dimensions du monde.

Rome est la Patrie Totale, parce qu’elle a pris le parti du Tout en refusant le dilemme stérilisant de l’universel et du particulier, du progrès et de la réaction. Cette Empire Universel de la Ville Eternelle, cet œkoumène pananthropique vit désormais en nous, il est le moteur des métamorphoses spirituelles dont les vertus de maiestas et de libertas sont la manifestation extérieure. En refusant pour nous-mêmes toute bassesse et toute servitude, nous serons en ce monde comme les monnaies d’or de la Rome Nouvelle, portant l’effigie du Prince qui vit en nous, car tout Romain et toute Romaine est le Premier et la Première, chacun est Marc Aurèle et chacune Julia Domna. 
  
Née d’une quête, celle de notre Père Énée, Rome assigne à tous ses héritiers leur propre recherche, celle de l’Auguste qui est en chacune et en chacun d’entre nous. Elle est l’archétype de la communauté chorale réglée par la volonté des Dieux, cette roue terrestre dont le moyeu est le mundus et dont l’essieu sacrificiel nous permet de nous connecter à la roue du ciel dans la fumée de l’encens et l’épanchement du vin. Elle est la Porte par laquelle nos âmes sont habilitées à entrer et sortir de ce monde. 

Hic manebimus optime, dit le centurion lors de l’invasion des Sénons, alors que les sénateurs en leur curie songeaient déjà à quitter la Ville. « Ici, nous resterons bien volontiers » : les Pères conscrits, en l’entendant, prirent cela comme un présage et décidèrent de rester. Les oracles dorment au creux du temps comme les eaux qui murmurent sous la terre. Patience ! Il n’est de source qui n’ait sa résurgence.

Hic et nunc, ubique et semper, omen sit.