mercredi 13 septembre 2017

O



L’Abécédaire du Petit Père Païen
O comme Orthodoxie, opinion, orthopraxie, dogme, théologie, autorité.

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » (Platon)
« Par la Dialectique de l'Autodérision, tu atteindras le Soleil de la Radicalité Permanente » (Mao Tsé qwâ)

S’il est bien une opinion qui fait consensus dans le petit monde du Paganisme contemporain, c’est que le Paganisme est adogmatique. Cette caractéristique est même invoquée avant le fait qu’il soit polythéiste, et pour notre part, nous ne pouvons que nous en réjouir, car cet adogmatisme est une garantie de notre liberté de pensée, et préserve nos religions des fléaux qui ont marqué, et marquent encore, les religions Monothéistes.

Qui dit absence de dogmes, en effet, dit absence d’hérésies, puisqu’on ne peut être hérétique que relativement à une orthodoxie (au sens général du terme), c’est-à-dire à un système de pensée considéré comme valable à l’exclusion de tout autre, bref : une pensée unique

Si donc l’orthodoxie n’est pas de mise, et que l’hétérodoxie n’existe pas, par conséquent la persécution religieuse non plus : il n’est pas, dans les religions Païennes anciennes comme contemporaines, de dissidents à brûler, ni de déviants sur lesquels jeter l’anathème. 

De fait, les guerres qui avaient lieu dans l’Antiquité ont été, on l’a largement répété, des guerres profanes, essentiellement provoquées par l’appât du gain, l’impérialisme, et le système esclavagiste qui fait du conflit une nécessité. Ainsi, les Romains comprenaient mal qu’on put mourir pour un Dieu, et cette incompréhension était une des sources de leur méfiance à l’égard du Judaïsme et de leur détestation du Christianisme.

Pourtant, force est de constater, au fil des conversations, que les choses sont bien plus compliquées qu’il n’y paraît. En apparence, les Néopaïens n’abominent rien tant que les dogmes, ces carcans stérilisants et castrateurs, mais ils n’ont rien de plus empressé que de se jeter mutuellement l’anathème ou de s’excommunier les uns les autres. Ils semblent éprouver un plaisir tout particulier à se qualifier de « pseudo-païens » ou de monothéistes cachés, à moins qu’ils ne se traitent de crypto-chrétiens ou de « new-âgeux », ce qui est le comble de l’insulte. Examinons de plus près ce paradoxe.

Pour commencer, il nous semble que cet état de fait apparemment paradoxal provient essentiellement d’un non-dit : les Païens ont bien des dogmes, mais ils ne sont pas formulés, ils sont sous-entendus. Car, étant donnée l’absence de doctrines officielles et d’autorité légitime en matière de foi, toute pensée est dogmatique et, en même temps, aucune ne l’est. Ce qui fait de chaque Païen un inquisiteur en puissance en même temps qu’un hérétique potentiel.

On est donc dans une situation où tout un chacun considère comme allant de soi l’idée qu’il ou elle se fait du Paganisme et des Dieux, et se trouve choqué(e) qu’on puisse penser autrement. Nous avons été témoin à maintes reprises de graves disputes où une opinion sur la divinité était taxée d’« insultante » envers celle-ci, et où l’on déniait à l’auteur de cet opinion la qualité de Païen. Bien souvent, tout avis adverse exprimé dans un échange, et a fortiori toute expression critique, est interprétée comme une marque de malignité ou comme la manifestation d’une volonté de domination.

Mais il y a aussi la position réciproque qui, elle, afin d’éviter toute dispute au sens originel du terme (disputatio), c’est-à-dire tout débat et tout échange (même courtois) d’opinions métaphysiques, récuse quelque légitimité que ce soit à l’investigation intellectuelle et à la formulation d’opinions théologiques, en se drapant dans un anti-intellectualisme de principe, arguant que la rationalité est desséchante et inférieure au « ressenti » et à la relation personnelle avec une « Déité ». Pour fuir tout conflit, on interdit donc ainsi toute expression collective et tout partage, et on stérilise le Paganisme en le condamnant à n’être qu’une somme d’autismes mystiques ou un chaos de paranoïas dogmatiques qui ne disent pas leurs noms.

Il nous semble donc crucial pour les Paganismes contemporains de réfléchir sur le dogme, la notion d’orthodoxie et d’hérésie, et ceci, non pas pour obtenir un consensus général et niveleur (les Chrétiens, par leur exemple, nous en dissuadent chaque jour), mais pour clarifier nos relations mutuelles et les rapports que nous entretenons avec nos traditions religieuses. L’harmonie recherchée n’a pas vocation à être une harmonie théologique, qui n’est au demeurant ni utile, ni souhaitable, mais une harmonie épistémologique et ecclésiale (c’est-à-dire « politique ») au sens large du terme, ce qui rendra les Paganismes plus influents et plus solides parce que plus crédibles et plus cohérents.

Comment les Anciens vivaient-ils leur relation à la théologie et à la connaissance sacrée en générale ? Leur vie religieuse était-elle si adogmatique qu’on pourrait le penser ? Comme toujours, la réponse se doit d’être nuancée. Les Paganismes antiques, chacun s’accorde à le dire, étaient d’abord fondés sur la conformité à des pratiques, et en aucun cas sur l’adhésion à un système de dogmes : aussi parle-t-on d’orthopraxie, c’est-à-dire de pratique exacte, et non d’orthodoxie.

Il s’ensuit qu’il ne saurait y avoir, pour nous, de profession de foi liée à l’appartenance à un système religieux : il n’y a donc pas au sens strict de « baptême Païen » dans lequel on confesse une opinion particulière en matière religieuse et où l’on « renonce à Satan et à ses œuvres », c’est-à-dire où l’on rejette les opinions différentes ou adverses. C’est sans doute pourquoi, dans la Grèce Antique et dans l’Ancienne Rome, l’on pouvait jouir d’une honorable réputation de piété tout en étant à l’égard des Dieux d’un scepticisme confinant à l’Athéisme.

A priori, nous ne voyons aucune raison que les choses en aillent autrement aujourd’hui : les Paganismes sont assurément, d'abord, des communautés de piété, des Églises agissantes, et non des Églises confessantes. Sauf que…Entre l’Antiquité et aujourd’hui, les choses ont changé radicalement, d’une part, et que d’autre part l’adogmatisme des Paganismes antiques et de certains Polythéismes contemporains ne va pas tant de soi.

D’abord, si l’on compare les Paganismes antiques aux nôtres, le statut de la religion dans la société est complètement différent. Dans les sociétés de l’Antiquité en effet, les religions (si tant est qu’on puisse leur donner ce nom) étaient diffuses, imprégnant de sacré tous les secteurs de la vie sociale, sans que les limites entre sacré et profane soient très nettement marquées. Les pratiques allaient de soi et étaient liées aux individus non comme la résultante d’un choix personnel, mais comme la conséquence d’un statut largement hérité.

Il n’en est évidemment pas de même dans le monde contemporain, contrairement à ce qu’affirment ou souhaitent certains pitres attardés dans les brumes du romantisme, qui confondent Tradition et nostalgie de vieillard maladif.

D’abord, le monde contemporain est largement désacralisé ; dans nos sociétés sécularisées, se tourner vers le Sacré, quelle que soit son expression, résulte déjà d’un choix singulier et minoritaire. La religion n’est donc plus aujourd’hui un fait banal qui imprègne la totalité sociale, mais un fait qui tranche par son étrangeté sur le reste de l’humaine modernité, surtout en Occident. Or, ce qui est déjà valable pour les religions Monothéistes l’est encore plus – O combien ! – pour nos religions Païennes. Actuellement, à très peu d’exceptions près, on ne naît pas Païen, on le devient.

Et comme on devient Païen après une maturation plus ou moins longue, par le détachement concomitant d’un Monothéisme ou d’un Athéisme, le Paganisme qui est le nôtre ne saurait être un Paganisme d’habitude et d’héritage, mais un Paganisme de conviction, ayant un contenu théologique réel et fécond, qu’il est d’ailleurs légitime et même souhaitable d’éclaircir et de faire fructifier en en ordonnant quelque peu le caractère chaotique lié à la spontanéité de la résurgence.

Par ailleurs, comme nous l’avons évoqué plus haut, il s’en faut de beaucoup que les religions de nos Ancêtres aient échappé à l’effort dogmatique intense qui a travaillé les religions Monothéistes à leurs débuts, et notamment le Christianisme. En effet, la philosophie, discipline aujourd’hui complètement profane, est née du désir inhérent à l’âme humaine de poursuivre la Sagesse, dans la Grèce Archaïque. Cette venatio sapientiae, sans doute consubstantielle à l’humain, s’est développée, à ses origines du moins, dans le contexte de la connaissance sacrée. Pythagore et son école en sont, à cet égard, de parfaits exemples ; et, selon la Tradition, le Sage de Samos fut le premier à revendiquer le titre de philosophe.

Dans ses développements ultérieurs, la philosophie grecque s’est, il est vrai, quelque peu distinguée de la religion ; cependant les écoles philosophiques qui se sont individualisées dans l’Antiquité restèrent des voies de sagesse, gardant leur caractère plus ou moins sacré. Elles se revendiquaient en effet comme style de vie, art d’exister, et exigeaient de leurs adeptes un engagement total et non l’adhésion plus ou moins superficielle à un simple discours. Prendre le manteau du philosophe était, peu ou prou, une manière d’entrer en religion.

Cette prétention totalisante (et non totalitaire), qui manifestait le côté religieux des écoles Philosophiques du Paganisme classique, se retrouve non seulement dans les mœurs de ses membres (régimes alimentaires, rituels d’admission, leçons plus ou moins publiques), mais encore dans le vocabulaire qui les concerne : les littératures Grecques et Romaines résonnent des mots de « secte », « sectateurs » : on parle par exemple de la « secte de Zénon » pour désigner les Stoïciens. En Grec, ces mouvements sont qualifiés d’haïreseis (littéralement les hérésies), mot qui ne connote pas ici l’erreur, mais le choix. Un hérétiste est celui qui adhère à une doctrine après mûre réflexion, parce qu’il a fait un choix, et qu’il s’est tourné (epistrophé = conversion) vers ce qu’il considère être le chemin de le vie heureuse. Il a accepté un joug, un yoga, dirait-on en sanskrit.

Or, ce qui s’est produit en Grèce et à Rome, et qui a donné naissance aux quatre écoles majeures de la Sagesse classique que sont l’Académie (Platon), le Lycée (Aristote), le Portique (Stoa sous lequel enseignait Zénon) et le Jardin (d’Épicure), s’est produit également dans d’autres civilisations, et parfois bien avant les Grecs. En Inde, par exemple, on connaît depuis l’Antiquité six « points de vue » sur la Réalité (Darshana) considérés par l’Hindouisme comme orthodoxes par rapport à la Révélation Védique. Ainsi, l’orthodoxie peut-elle parfaitement s’accommoder de la pluralité

Il est fort probable que les anciens Égyptiens aient connu de semblables écoles théologiques ; quant aux Druides, réputés savants dans beaucoup de domaines dont la théologie, il n’est pas interdit de penser qu’ils avaient également des courants, et que leur pensée, quoique non écrite, et précisément pour cette raison, était probablement formalisée et concentrée dans des formules dogmatiques, ce qui devait d’ailleurs en favoriser la transmission. Pour ce qui est des autres peuples polythéistes, les témoignages permettant d’affirmer l’existence de telles écoles n’existent pas, mais on sait ce qu’il en est, en Histoire, de l’argument a silentio

On l’aura compris, le caractère adogmatique des Traditions Païennes ne saurait, loin de là, constituer un dogme, malgré les affirmations péremptoires de beaucoup de nos contemporains. Il est en revanche difficile de contester que les Paganismes, anciens comme modernes, sont polydogmatiques. En effet, les opinions considérées comme convenables sur l’univers et les Dieux ne sauraient s’imposer de l’extérieur, mais ne peuvent relever que de la conviction, étant donné le côté non vérifiable et mystérieux du monde invisible. C’est pourquoi, en matière de théologie, nos religions récusent la notion de vrai et de faux, contrairement au Monothéisme qui l’a institué avec la Révélation Mosaïque. Jan Assmann a d’ailleurs montré que c’est précisément là que réside la grande nouveauté du Monothéisme, et non dans le culte rendu à un Dieu unique.

L’allergie au dogme et à l’effort doctrinal provient sans doute, dans les Paganismes contemporains, d’une méfiance bien compréhensible après des siècles de terreur dogmatique Chrétienne : chat échaudé, comme on dit, craint l’eau froide. Mais pour être excusable, cette répugnance n’en est pas pour autant valable, surtout si l’on remet certaines choses au point. Pour commencer, un dogme n’est pas, à l’origine, un article de foi exempt de toute critique. C’est simplement un élément de pensée (grec dogma), une opinion (doxa : "ce qui paraît") formulée. Une doctrine est un ensemble cohérent de dogmes, se proposant de rendre compte le mieux possible de la complexité du réel. Elle n’a rien d’a priori absolu et définitif, et n’exclut en rien le changement, voire la réfutation. C’est d’abord une synthèse intellectuelle.

 Il convient donc de réhabiliter l’effort dogmatique, pour l’unique et suffisante raison que nous sommes des êtres parlants et pensants. Réhabiliter le dogme, c’est-à-dire l’effort de formulation du réel, c’est en définitive ni plus ni moins que réhabiliter la pensée elle-même, la pensée collective, et la recherche légitime de la vérité, quelque puisse être, finalement, le caractère ineffable de celle-ci. Élaborer une doctrine sacrée, ce n’est rien moins que faire son métier d’humain, d’animal pensant, d’animal social, d’animal divin.

Et tant pis si l’on se chamaille, si l’on discute, si l’on ergote : le piaillement des moineaux est le bruit même de la vie. C’est du frottement des bois que surgit l’étincelle ; c’est de la confrontation que surgit la vérité. Quoi de plus naturel que de mettre des mots sur les choses, des noms sur les Dieux, des verbes sur leurs actes ? Et quoi de plus légitime que de considérer son opinion comme étant la meilleure, si l’on a la probité d’accepter d’en changer pour une autre qu’on a trouvée plus juste ?

Bien sûr, pour accepter d’entrer de ce commerce humain mutuel, il faut une monnaie que chacune et chacun reconnaisse, et qui ait cours pour tous : cette monnaie s’appelle la raison. C’est elle qui nous fait sortir de nos coquilles et accepter l’échange, c’est elle encore qui nous permet d’évaluer paroles et idées, et de ne pas accepter les mauvaises marchandises et les contrefaçons. Et la raison est (aussi) une Déesse. Elle nous fait deux dons éminemment précieux : celui de ne pas rester confinés dans notre individualité (c’est-à-dire de ne pas rester, littéralement, idiots), et celui, corrélatif, d’entrer en contact avec les Dieux et, dans la mesure du possible, de les imiter.

Le premier don nous permet de dépasser l’état ontologique larvaire de l’être humain, celui du moi, et de former avec certains de nos semblables une sorte de toile dans laquelle s’élabore un être collectif, immatériel, qui préfigure l’état personnel que nous partageons avec les Dieux. Cette communauté de foi formée dans l’effort doctrinal permet aux mortels de manifester une présence chorale, présence chorale qui peut être perçue par les Dieux, contrairement à la présence individuelle qui, elle, leur est invisible, à eux dont la présence est exclusivement personnelle. 

Le second, qui découle en grande partie du premier, est celui d’exercer une ascèse mentale permettant, en quelque sorte, d’aiguiser l’âme, ou plutôt de la polir comme un bouclier qui, en devenant miroir, permettra de voir l’invisible, non pas directement (ce qui nous est interdit), mais par l’activité spéculative (celle du miroir, justement). Ainsi, c’est par l’exercice de la raison qu’on peut prétendre dépasser la raison et obtenir l’intuition qui nous permet de toucher l’Absolu, de sentir l’Infini.

Ainsi, l’effort doctrinal est le moteur de cette quête de la Totalité dont le désir traverse tous nos Paganismes ; elle est une tentative toujours renouvelée d’affiner notre perception du Mystère. Elle peut être comparée à une sorte de géométrie mystique qui nous ferait concevoir des polygones réguliers au nombres de côtés toujours plus important, afin de s’approcher au plus près du cercle dans lequel ils sont inscrits, sans y parvenir jamais. Dans cet atelier, certains sont certes plus avancés que d’autres, et c’est pourquoi ils exercent sur eux une douce autorité, toute spirituelle, et non un brutal pouvoir matériel. Cette autorité n’est jamais extérieure, car chacun est venu danser de son plein gré dans la ronde qui évolue autour du Mystère.

Et ce chœur de danse doit rester une ronde enfantine et conserver son caractère ludique ; la vraie humilité est celle du rire et de l’autodérision, et ne sera jamais celle du refus de penser et de la culpabilité : celle-ci est l'arrogante humilité du moine chasseur d'hérétique. Il n’est pas d'être plus spéculatif, et en même temps plus innocent et plus libre, qu’un enfant qui fait de la métaphysique.

Que l'Enfant au Cheveux blancs, surgi du sillon d'un champ, reste notre docte poète !






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