mercredi 27 septembre 2017

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L’Abécédaire du Petit Père Païen
P comme Piété Païenne et Polythéiste

« N’en déplaise à Tertullien, l’âme est naturellement païenne » (E.M. Cioran, Le Mauvais Démiurge)
« Un seul chemin ne peut mener vers un si grand Mystère » (Symmaque Relatio 10)

Dans un monde désacralisé comme l’est le nôtre, où la religion est le plus souvent perçue comme une survivance incongrue venue d’époques obscures où régnait l’ignorance, se déclarer polythéiste relève de la provocation. C’est en effet rajouter une lubie à une lubie, une excentricité de vieil original à une illusion infantile : c’est croire au Père Noël douze fois plutôt qu’une seule.

Si l’on peut, à la rigueur, concéder une certaine utilité à la croyance en un seul Père Noël, en raison de son caractère consolateur pour des esprits faibles et peu enclins à accepter la réalité telle qu’elle est, il est en revanche tout à fait incompréhensible qu’on multiplie par douze (ou tout autre facteur) ce doudou métaphysique. Ainsi, pour un Athée, le Monothéisme, si nuisible soit-il, représente en général un progrès.

Un Monothéiste, quant à lui, s’il a souvent du mal à supporter l’incroyance, sera encore plus offusqué par le Paganisme, qu’il considère volontiers comme un inconcevable retour en arrière, une répugnante superstition. Dans son esprit, la non croyance en Dieu peut se réécrire comme une croyance en non Dieu, donnant lieu, dès lors, à une tentative de compréhension, sinon de conversion ; en revanche, la prolifération de Dieux et de Déesses provoquera souvent chez lui une indicible panique.

« Mais à quoi vous servent tous ces Dieux ? » le verra-t-on s’écrier... Devant l’utilitarisme d’une telle question, le Polythéiste sera fort décontenancé. Pour lui, la question est mal posée : les Dieux doivent-ils forcément servir à quelque chose ? Ne sont-ce pas plutôt aux mortels de servir les Immortels ? Pourquoi avoir plusieurs Dieux plutôt qu’un seul ? Un Polythéiste « croit-il » vraiment en ses Dieux ? Toutes ces questions renvoient au caractère radicalement étrange et saugrenu de la foi Polythéiste telle qu’elle peut apparaître à nos contemporains. Tentons donc d’apporter quelque lumière sur la spécificité du rapport au divin qu’entretiennent les Païens.

Pour commencer, rappelons qu’un Païen n’est en aucun cas un Athée ; c’est en revanche un mécréant au sens où, par rapport à un Monothéiste Abrahamique, sa croyance est erronée, tordue, sans pour autant être absente. Les Païens furent appelés ainsi par les Chrétiens à la fin de l’Antiquité, de manière plutôt péjorative, pour souligner le caractère attardé, voire arriéré, de leur foi : foi atavique en des Dieux locaux, divinités du terroir (pagus) que les Chrétiens assimilaient à des démons nuisibles dont, par conséquent, ils ne niaient pas l’existence. Le Païen est, en définitive, un cul-terreux de la foi.

Mais une fois établi que le Paganisme se distingue de l’Athéisme (sous l’Empire Romain, ce sont même les Païens qui qualifient les Chrétiens d’Athées !), il convient de se demander si ce qu’on nomme Paganisme est bien synonyme de Polythéisme, ce qui semble communément admis. Or la réponse nous semble, contre toute attente, évidemment négative. En effet, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’affirmer (cf. notre article J comme Jéhovah) ce qui sépare les deux types de religions ne tient pas essentiellement au nombre de divinités adorées, mais à un rapport profondément différent au sacré.

Ainsi, il nous semble qu’on peut inclure dans le Paganisme des systèmes religieux comme le chamanisme ou l’animisme, dans lesquels la notion de divinité est loin d’aller de soi ; de plus, dans l’Antiquité, des Païens monothéistes ont existé, qui n’adoraient que le seul Zeus Très Haut (Hypsistos), sans pour autant nier les autres Dieux. On peut ainsi considérer comme Païenne au sens large toute attitude moniste inclusive. Ce qui distingue foncièrement les spiritualités Païennes des spiritualités Abrahamiques est, en effet, ce qui distingue l’inclusif de l’exclusif : le Païen n’a pas de faux Dieux, quand le Monothéiste n’en a qu’un de vrai, et l’Athée, aucun. L’âme Païenne considère toutes les divinités comme vraies, ou bien aucune : nous, Païens, faisons foi de tout Dieu. Ce qui ne veut évidemment pas dire que nous les adorions tous : certains sont paisibles et d’autres pénibles, certains sont fréquentables et d’autres non.

La foi exclusive des Monothéistes, dans le ciel, aboutit logiquement sur la terre à l’exclusion de la foi d’une grande partie de l’humanité : la notion de faux Dieu conduit nécessairement à celle de fausse religion. Et c’est ainsi qu’on en est arrivé, au fil des siècles, à confondre Paganisme et Athéisme. Pire encore, c’est à cause de cette exclusion séculaire que de nombreux Païens contemporains s’interdisent à eux-mêmes tout accès à une foi, faute de s’être affranchis de son acception Monothéiste, imposée par le long monopole religieux, en Europe du moins, du Christianisme (Hindous et Gens du Candomblé, par exemple, l’assument tout à fait). Même la notion de religion en est venue à faire problème dans le monde Néopaïen, mais nous examinerons ce problème particulier dans un prochain article (R comme Religion Romaine Résurgente).

La majorité des Païens contemporains ressent en effet un grand malaise à l’égard de la notion de foi, le plus souvent assimilée à une croyance aveugle, voire à un automatisme spirituel dégradant. Et certes, une religion native ne saurait être une religion naïve. Or cette naïveté, cette crédulité confondue avec la foi est justement l’attitude que les Monothéistes nous prêtent à l’égard de nos Dieux, et qui constitue pour eux le scandale majeur qu’ils appellent idolâtrie. Ils ne peuvent envisager que nous nous ne croyions pas en Zeus comme ils croient en Dieu. Les Dieux, sera-t-on tenté de leur répondre, nous n’y croyons pas comme vous croyez que nous y croyons !

…Car nous n’y croyons pas, nous savons. Nous savons, parce que nous savourons, nous sentons, nous admirons. Nous ne mettons pas notre foi dans une croyance, éventuellement sujette à démenti, mais plutôt dans une confiance inconditionnelle en l’invisible, en ce qui nous dépasse. A titre de comparaison, c’est comme si on demandait à quelqu’un s’il croit aux couleurs, ou bien aux nombres. Or, en la matière, le discours Monothéiste équivaut à croire que le rouge, par exemple, est juste, alors que les autres couleurs sont fausses…Ce qui d’ailleurs est beaucoup moins logique, à la limite, que le discours Athée selon lequel, en suivant cette analogie, les couleurs n’existent pas.

Les seuls Monothéistes contemporains qui, à notre connaissance, ont saisi dans son essence l’altérité de cette foi polythéiste sont René Guénon, Henry Corbin (auteur du Paradoxe du Monothéisme) et Frithjof Schuon, qui ose le néologisme angélothéisme pour qualifier la foi Païenne. Or, qui se rappelle aujourd’hui que la notion d’ange n’est pas, à l’origine, Monothéiste ? Elle fut en effet empruntée par le Judaïsme en formation, lors de l’exil à Babylone, au Zoroastrisme des Perses, et la présence des anges fut notamment remarquable dans le Néoplatonisme.

Nous nous proposerons donc de montrer d’abord en quoi le Polythéisme, comme manifestation principale de la piété Païenne, relève d’une logique radicalement étrangère à celle que le Monothéisme lui prête sous le nom d’« idolâtrie », puis, ce problème superficiel résolu, nous mettrons en évidence les véritables différences de nature entre le Paganisme et les Religions du Livre. Après quoi, il nous sera plus aisé de montrer que la foi Polythéiste existe bel et bien, et quelle peut en être l’essence.

En ce qui concerne le nombre des Dieux, nous avons déjà commencé à aborder le problème lors d’une précédente publication (cf. J comme Jéhovah). Le terme de polythéisme, inventé par le Juif platonisant Philon d’Alexandrie au début de l’ère vulgaire, est un terme polémique désignant la gentilité, et à peu près synonyme d’idolâtrie. Ce dernier terme prévalut d’ailleurs longtemps pour qualifier les religions Païennes, majoritaires dans le monde jusqu’au XVIème siècle. Et c’est justement en 1580, sous la plume du penseur français Jean Bodin (Démonomanie des Sorciers), que nous voyons réapparaître le terme polythéisme dans notre langue : « le Polythéisme, écrit-il, est un droict Athéisme ».

On voit bien, à travers ce bref historique, que le mot ne fut jamais utilisé par les Païens pour désigner leurs propres systèmes théologiques, mais qu’au contraire il sert d’emblée à leurs adversaires pour se démarquer d’eux et pour les discréditer, en les assimilant soit à l’idolâtrie, soit à l’Athéisme. Les Païens, en effet, ne peuvent concevoir qu’une divinité puisse exiger d’être la seule à l’exclusion des autres, et qu’elle puisse elle-même se qualifier de jalouse sans déchoir de sa divinité. Pour nous, au contraire, les Dieux, étant immortels et bienheureux par essence, ne sauraient être jaloux, sous peine de n’être pas des Dieux.

Ainsi, les Monothéistes prêtent-ils aux Païens leur propre impuissance théologique à penser et à exprimer le Divin autrement qu’en terme d’exclusion, d’une part, et d’accumulation, d’autre part. La conception qu’ils ont d’un Dieu ne peut en effet dépasser le statut de l’individualité, c’est-à-dire de la particularité : pour eux, celle-ci se confond nécessairement avec l’unité numérale, et sa multiplication ne saurait mener à autre chose qu’à la répétition indéfinie du même (ce que Corbin symbolise fort heureusement, dans son Paradoxe du Monothéisme, par l’équation théologique 1+1+1). Les Monothéistes commettent donc la faute majeure de confondre le Dieu Un avec l’un des Dieux

Ainsi, la pensée de l’Unitotalité, seule représentation adéquate de la transcendance selon nous, leur échappe, et cet échec conceptuel conduit les Monothéistes à ce que les stoïciens appellent la parathèse, c’est-à-dire la juxtaposition indéfinie d’unités interchangeables en une collection linéaire, comparable à la série des nombres : c’est peut-être de là, justement, que provient l’obsession numérale des Gens du Livre. C’est là, en tout cas, ce que les Musulmans abhorrent par-dessus tout sous le nom d’associationnisme (Ash-shirk). 

Or, si les Polythéistes étaient réellement de tels collectionnistes, ils seraient effectivement peu défendables d’un point de vue métaphysique, et l’on pourrait à bon droit les qualifier d’idolâtres dans le sens où l’entend le Monothéisme. Mais, justement, il n’en est rien, et la véritable idolâtrie n’a rien à voir avec ce Polythéisme titanique, ce Paganisme fantasmé. C’est bien leurs propres démons que les Monothéistes semblent exorciser dans les démons d’autrui, en falsifiant au passage le sens de ce terme.

Or, cette confusion entre la pluralité arithmétique et la pluralité ontologique d’une part, entre le nombre nombrant et le nombre symbolique d’autre part, est à l’origine de la plupart des autres absurdités que les Monothéismes prêtent à tort aux systèmes Polythéistes. Pour commencer, l’obstination des premiers à ne pas prendre en compte le caractère panthéistique des seconds. 

On ne peut, en effet, envisager une divinité isolément dans un système polythéiste, ce que des chercheurs comme J.P. Vernant, entre autres, ont redécouvert récemment en revisitant le Polythéisme Grec avec un regard exempt d’hostilité…Les Dieux du Polythéisme sont intrinsèquement liés entre eux, dans un panthéon donné, par une relation d’allélousie, un mutuêtre que les Égyptiens, grâce à leur génie théologique inimité, avait parfaitement exprimé quelque deux millénaires avant l’ère vulgaire : le Polythéisme n’est autre que le recensement mythique des énergies du Cosmos

Et ces Puissances Souveraines sont personnifiées en tant que Dieux synaxes : le sceptre de l’un est le sceptre de l’autre, et celui de tous est l’axe même du monde, différent dans la main de chacun, et néanmoins unique…Un Dieu n'est rien d'autre que la spécification personnelle du souffle lumineux omniprésent, un opérateur symbolique suprême de la réalité.

Mais ce problème de dénombrement des Dieux, qui obsède tant les Monothéistes, se répercute également dans celui du statut « personnel » ou non des divinités multiples. Pour un Polythéiste, en effet, l’Unité suprême ne peut rester que radicalement inexprimable : son expression, en effet, la pluralise inéluctablement, puisqu’elle introduit une distinction entre le signifiant et le signifié. Dieu, l’Unique, n’existe pas : dès qu’il existe, il est plusieurs.

Il s’ensuit que le caractère absolument inconditionné de l’Un exclut qu’il soit personnifié, puisqu’il serait, par là même, limité. Or, le Païen part toujours de sa condition existentielle immédiate pour se penser lui-même, la nature et les Dieux. Étant une personne, il en déduira logiquement que la condition personnelle possède un fondement dans la Possibilité universelle : l’Un s’est donc, à un moment de l’Histoire universelle, manifesté en tant que Personne, se purifiant de son abscondition primordiale dans l’instant même où il se plurifie dans la condition de sujet actuel.

Car cette personnification de l’unité impersonnelle entraine ipso facto une pluralité, puisque la personne n’est telle que lorsqu’elle reçoit ce statut d’une autre hypostase : on ne peut être un sujet personnel dans la solitude absolue. Ainsi, la personnification du divin entraîne-t-elle obligatoirement sa multiplicité : et si tout théisme est nécessairement un polythéisme, tout monisme ne peut qu’admettre la primauté de l’impersonnel. Et le pluriel divin commence, comme le pluriel linguistique du Grec, à trois. En effet, la dyade comporte un danger de confusion et de reproduction indéfinie du même (cf. Tables Démétriennes XII-XXIV-XXXVI), dont les Hellènes, d’ailleurs, se sont toujours méfié ; or, c’est sans doute ce dualisme, ce vis-à-vis pervers d'un Dieu et d'un Homme se regardant « en chien de Fayence » qui entraîna l’aberration Monothéiste.

Ainsi, les Dieux du Paganisme sont des Puissances Personnifiées, et non des quidams, fussent-ils des quidams suprêmes. Leur existence n’étant pas de la même nature que celle d’un écureuil, d’une écritoire ou d’un cordonnier, elle ne saurait être affirmée ou niée, et ne demande pas plus de preuve que n’en demande l’existence du nombre quatre. Elle demande à être connue, ou plutôt reconnue, plutôt que crue ; mais pour cela, il convient d’avoir la capacité intellectuelle requise, ou bien que cette capacité latente soit éventuellement réactivée. C’est en cela qu’on peut envisager les Dieux dans leur dimension cosmique, et la foi polythéiste comme une forme de mémoire souveraine. Oui, nos Dieux sont des Dieux inventés, mais au sens où ils sont découverts.

Nous avons, dans notre article consacré au Monothéisme (J comme Jéhovah), esquissé sept différences théologiques fondamentales qui, par-delà le problème du nombre des divinités, nous y oppose. Ces sept positions métaphysiques ne forment pas une liste d’éléments indépendants et juxtaposés les uns aux autres, mais sont au contraire étroitement liées entre elles. Globalement, elles font du système théologique sur lequel s’appuie les Paganismes un système panthéiste, ou panenthéiste, c’est-à-dire un système où la Divinité s’identifie à l’univers, ou, dans le deuxième cas,  s’exprime nécessairement à travers lui comme à travers un corps.

1- La première position, dont nous avons déjà abondamment traité, concerne la conception même de la divinité et de son unité. Nous avons de la Divinité une conception inclusive, et nous ne concevons pas son unité autrement que comme une totalité insurpassable. Pour certains, cette totalité peut être vue comme immanente, sans transcendance, alors que pour d’autres, elle peut être perçue comme l’indice nécessaire d’une unité plus haute, indicible, dans la mesure où la perfection se dépasse elle-même. Une forme de transcendance n’est donc pas à exclure du Paganisme (on la trouve notamment dans l’Hindouisme ou dans le Taoïsme, par exemple), mais elle n’est jamais opposée à l’immanence cosmique perçue par l’humain ici et maintenant.

2 - Cette première position implique, dans les formes Païennes de religion, une absence quasi-totale d’iconoclasme. Même si l’image peut parfois être perçue comme imparfaite, et le recours à la représentation comme un pis-aller, elle n’est jamais méprisée comme telle, ni, a fortiori, détruite. Nos religions sont des religions luxuriantes ; religions du désir et religions forestières plutôt que religions du désert, elles font du désir de représentation et de l’élan vers la beauté le moteur du progrès spirituel. Il n’est pas, pour elles, de sainteté sans émerveillement, ni de vie sacramentelle sans beauté ni jubilation : c’est dans la poésie que nous communions, nous, disciples d’Orphée, et nos prophètes, si tant est que nous en ayons, sont d’abord des poètes. Le système Polythéiste permet l’éclatement poétique de Dieu, et l’extase mutuelle du Dieu et de l’Homme.

3 - Ce rapport à l’image et à la représentation du Divin entraîne à son tour des conséquences de premier ordre sur la représentation du monde. En effet, les Païens vivent essentiellement dans un univers symbolique, et se gardent de confondre les plans ontologiques qui s’articulent entre eux. Toute la grammaire rituelle est en effet fondée sur la pensée analogique qui permet de passer d’un plan d’existence à l’autre par transposition. Or, dans le Monothéisme (on le voit particulièrement bien dans la déviation Atonite), c’est la fonction symbolique qui se trouve d’emblée perturbée par le principe d’exclusion du sens et le réflexe iconoclaste qui en découle, entraînant ipso facto une confusion des plans, un écrasement symbolique du cosmos, et notamment une perception simpliste et réductrice de l’unité, confondue avec la singularité

Cette myopie spirituelle provient assurément d’une mauvaise assimilation des principes métaphysiques fondamentaux par défaut d’écoute (paracousmasie). Elle pousse les fondateurs de l’innovation monothéiste à rompre avec une tradition dont ils ont fait mauvaise réception, en vulgarisant de manière indue et sacrilège le Mystère de l’Unité, et en inversant les rapports normaux de l’ésotérique et de l’exotérique. Parvenus au stade de cette troisième position, les autres s'enchaîne dès lors de manière irréversible.

4 - Car cette attitude entraîne à son tour, comme on le voit très bien chez le Pharaon Impie, une hypertrophie de l’élément rationnel de l’âme au détriment de sa part intuitive et contemplative : et c’est le début de la séculaire révolte de la Raison contre l’Oraison. La sédition entrainant la sédition, et les passions ayant pour essence de se renforcer mutuellement, celle-ci n’arrêtera sa perpétuelle subversion que lorsque le chaos complet sera atteint et que l’intelligence sacrée sera entièrement obscurcie. Et c’est pourquoi le Monothéisme cédera la place à des idéologies profanes toujours plus férocement hiérophobes et misophotes, jusqu’à aboutir, par la mort de la raison elle-même, à l’apathie intellectuelle généralisée que nous commençons à observer de nos jours en ces gens qui, marchant dans nos rues comme des somnambules, semblent être devenus les reflets du miroir qu’ils tiennent à la main, alors que l’original est enfermé à l’intérieur.

5- Le corollaire obligé de cette hypertrophie rationnelle est d’abord la généralisation du soupçon associée au désir d’un savoir exhaustif, et la haine du secret qui découle se cette exigence. Or, ce savoir ne peut être autre chose qu’un savoir limité, l’instance qui le produit étant elle-même limitée. Cette « science » étant le fait de la dianoésis ne peut-être en effet que successive, puisqu’elle provient d’une investigation ; de plus, ne pouvant avoir accès qu’à des synthèses partielles, elle en conçoit nécessairement une indicible frustration. Cette blessure, pour devenir supportable, conduit le Monothéisme à se réfugier dans un temps linéaire, celui de la fiction narrative, où chaque chose à un début et une fin, et où la perfection est repoussée dans l'après. Cette impuissance à penser l’éternité, fut-ce de manière symbolique, par le moyen du récit cyclique du Mythe, conduit à absolutiser la durée et à faire du monde une entité finie, un segment

Il est significatif à cet égard qu’une des grandes querelles entre Païens et Chrétiens de l’Antiquité Tardive portait, non sur le nombre de Dieux, mais sur l’éternité du monde. Une fois le monde conçu comme créé, fini, aucune espèce de sacré ne peut dès lors y résider, et le cosmos devient d’abord un lieu de désolation et d’exil, puis une machine, avant de devenir une poubelle…On assiste alors à cette étonnante inversion de valeurs ou des vandales destructeurs moquent et méprisent ceux qui parlent aux arbres et caressent les pierres.

6 - Ainsi, un des contenus fondamentaux de la révolution mosaïque est l’absolutisation de l’Histoire : car la Torah et la littérature qui en découle ne sont, de l’aveu même de ses prophètes, rien d’autre que l’Histoire orageuse d’Israël et de son Dieu, comparés à l’envi à celle d’un mari et de sa femme. Et si, en apparence, c’est le Dieu d’Abraham qui domine cette Histoire, l’illusion est bien vite dissipée : c’est en fait un Dieu orphelin de son éternité qui agit, attaché à la Geste d’Israël comme un naufragé à sa planche. Bientôt, d’ailleurs, c’est son propre Fils qui en sera la victime, cloué à la croix de l’Histoire et humilié par la misère des temps. Rien d’étonnant dès lors à ce que Nietzsche ait dressé l’acte de décès d’un tel Dieu, et que sa divinité se soit perdue dans la tourmente d’Auschwitz. Car dès lors qu’on fait d’un Dieu un être temporel, il est nécessaire que sa divinité s'évapore. Mais cette greffe malheureuse du Dieu sur l’Histoire n’a pas été pour autant sans effet, et le sang du Seigneur ne fut pas perdu pour tout le monde : la transfusion d’absolu permit à l’Histoire, ce mythe monstrueux vivant de sa propre négation, de gagner son autonomie et de croître démesurément par l'effet de ces orgies anthropophages appelées guerres ou révolutions. Quel grand soir verra la mort de ce golem cosmique ?

7 - Enfin, la pensée rationnelle, et c’est là sa raison d’être, a pour tâche d’ordonner le chaos de la réalité, et de faire en sorte que l’âme puisse trouver dans l’harmonie du Cosmos les conditions de sa contemplation du Mystère Divin, comme à travers un cristal. Pour effectuer sa tâche, la raison doit nécessairement agir avec rigueur et rectitude. Elle est, comme la Déesse aux Yeux Pers qui en est la Maîtresse, guerrière et ouvrière. C’est elle qui tisse autour de la réalité le filet du langage qui l’empêche, en son flux perpétuel, de couler vers l’insondable néant. C’est surtout elle qui combat en première ligne la prolifération monstrueuse du Phénomène, qui réduit l’évidence pétrifiante à un inoffensif reflet et met aux dents du monstre le mors de la démonstration. Elle est donc naturellement autoritaire, et par conséquent encline à la tyrannie, pour peu qu’elle soit laissée à elle-même, sans la tutelle d’Athéna et le regard des autres Dieux.

Or, avec l’avènement des Monothéismes, et particulièrement du Christianisme et de l’Islam, c’est précisément ce qui s’est produit : de totalisante, la raison est devenue totalitaire, et son appétit d’universel s’est déchaîné dans l’uniformité mortifère. Ainsi qu’une Minerve folle, elle s’est lancée dans d’innombrables gigantomachies, voyant partout des monstres à tuer et des chaos à réduire. Comme il était à prévoir, elle en est venue à s’en prendre à elle-même, finissant par se retourner contre l’aberration qui lui avait donné naissance et, poursuivant sa course erratique, elle s’emploie désormais à déconstruire jusqu’à l’âme qui l’héberge, brûlant toute conscience à la flamme obscure du soupçon systématique. Gageons que bientôt, toute pronoïa ayant fondu devant cette paranoïa, la raison ne se condamne elle-même au camp de rééducation pour intelligence avec l’ennemi. 

Mais ce jour-là, l’Humanité aura disparu et la boucle, ainsi, sera bouclée : la Divinité ayant été niée dans sa pluralité, c’est l’Humanité qui finira par être chassée d’elle-même. La foi Monothéiste consacre ainsi l’humiliation de l’Homme et sa relégation dans la haine de soi. Le Paganisme serait finalement ce qui garantit à l’Homme d’être tel qu’il est en lui-même, tendu par sa quintuple piété (cf. infra), alors que les Monothéismes représenteraient un risque pour l’homme d’être exilé de lui-même : Païen versus Alien (Il est d’ailleurs très éclairant que l’obsession contemporaine des extra-terrestres remonte à peu près aux racines de la modernité, lorsque le processus de sécularisation a commencé à manifester ses effets). De même que le Paganisme est tolérant par essence et que le Monothéisme l’est par accident, on pourrait voir dans le Païen un humaniste authentique et dans l’Alien un humaniste forcé (ces deux types étant des types idéaux et n’étant en aucun cas liés à des localisations matérielles ou individuelles).

Forts de cette mise au point théologique, qui nous a permis d’établir les distinctions fondamentales des deux systèmes religieux sur des critères authentiquement métaphysiques et non sur les présupposés imposés par le système dominant, nous pouvons désormais espérer établir sur des bases saines ce que peut être la foi des Païens.

En cette époque d’engouement généralisé pour les mythologies, les Dieux et les Héros, où l’on se plait à reconstituer la vie de nos ancêtres de l’Antiquité ou du Moyen Âge et où l’on se nourrit de récits fantastiques tout imprégnés de magie, qu’est-ce qui différencie le Païen de l’amateur de légendes ? C’est que le Païen, lui, donne son adhésion aux Dieux dont il ressent la présence. Pour lui, la rencontre ne se produit pas essentiellement dans la fiction narrative, en un monde schizophrène où réalité désenchantée et évasion dans la fiction littéraire constituent les deux faces irréconciliables d’une conscience malheureuse, mais elle a lieu dans un troisième monde, un monde perdu qui reste à retrouver, celui de l’âme profonde et consciente d’elle-même. Dans ce monde, non pas imaginaire, mais imaginal, se produisent les évènements éternels du Mythe, plus réels que les évènements accidentels de la vie quotidienne.

Or, la foi Païenne est d’abord et avant tout une foi cosmique, une foi dans la réalité supérieure du Mythe et dans la souveraineté mémorielle de l’Âme, celle du Monde comme celle de chacune et de chacun. En ce sens, notre foi est d’abord une fidélité, une mémoire essentielle et non accidentelle, une mémoire mythique qui est prénatale, celle de l’éternité : nous somme les Souvenants, pour ne pas être les revenants, les spectres oublieux qui errent dans une réalité à la fois brutale et virtuelle.

Notre foi est remembrance, anamnèse de notre propre réalité, ainsi que l’indéfectible fidélité à celle-ci. Nous sommes liés depuis toujours à notre propre centre par une parole antérieure et intérieure à toute existence, un serment immémorial qui relie mystérieusement notre cœur à celui de l’Univers. 

La foi du Païen n’a donc pas grand-chose à voir avec la croyance, au sens ordinaire du terme, et encore moins avec la crédulité. Elle porte sur des valeurs plus que sur des faits, et se manifeste comme confiance mutuelle plutôt que comme un pari comme celui de Pascal. Cette fides romaine est aux antipodes de la futilité du jeu : elle est empreinte de la joyeuse gravité de ceux qui ont découvert l’identité heureuse de leur profondeur intime avec celle du Tout, en même temps que l’inaliénable dignité de celle-ci. C’est cette solidarité indéfectible qui nous unit au Destin, cette connivence festive qui nous rend contemporains des Dieux et nous révèle leur présence en tous lieux, faisant de nous les Prétoriens du Soleil.

La foi des Païens est donc un acte d’adhésion et non un acte de soumission, car elle est un acte mutuel : la confiance indéfectible que nous mettons en la providence des Dieux à notre égard est le reflet de la foi que les Dieux nous témoignent. En nous attachant à regarder tout ce qui nous advient comme un cadeau dont le Tout nous régale, nous adoptons en vérité le regard même que les Dieux posent sur nous, un regard olympien : le point de vue du Tout. C’est cet acte de foi qui structure notre être intérieur et provoque cette jubilation impérieuse qui n’est autre que le rayonnement de la divinité qui habite nos âmes. 

Son contenu, donc, importe peu, non parce qu’il est inexistant, mais parce qu’il se situe à un niveau à la fois plus haut et plus profond que le discours doctrinal. N’allons pas pourtant nous figurer un quelconque « sentiment religieux universel » tels que se plaisent à le peindre les Monothéistes avec la palette doucereuse d’un Puvis de Chavannes. Notre foi est tout sauf sentimentale : elle est comme un instinct supérieur, un appétit infini de l’Infini, une théorexie. Notre foi est prédatrice et non victimaire.

C’est d’elle que provient notre vision du monde et, en tant qu’elle émane de l’incandescence de notre noyau divin, elle ne saurait qu’être plurielle et polymorphe à l’image de la divinité que nous adorons et du monde même qui en diffracte la lumière unique pour nos âmes. C’est pourquoi l’on a coutume de dire qu’il y a autant de Paganismes que de Païens, ce qui est aussi juste que souvent mal interprété. 

Notre foi irisée est, en effet, à l’image de nos Dieux, unique en son essence et multiple en son existence : sa pluralité infinie manifeste nécessairement son unité absolue. Mais celle-ci ne peut que rester cachée, tant elle est indicible. C’est pourquoi nous ne confesserons jamais une foi commune : une telle profession serait l’aveu même de son invalidité et l’acte même de son décès. Notre foi toujours plurielle est toujours renouvelée, comme cette Déesse Messagère à qui les Dieux ont confié la manifestation de leur volonté éternelle à travers le symbole évanescent, inopiné et éternel de l’arc-en-ciel qui est son écharpe…Elle est soudaine, comme dit Platon, et c’est pourquoi nous en voyons les signes dans les éclats de la synchronicité et les avis de la divination : notre foi s'écrit en arabesques dans l’azur avec le vol des oiseaux.

Une autre image de cette irisation spirituelle pourrait être celle du Dieu Osiris, qui, à notre sens, est un des plus beaux symboles de la foi du Païen. Il manifeste en effet dans son corps même la simultanéité de l’Un et du Multiple, du Caché et du Manifeste. Roi d’autrefois, il est désespérément inactuel, comme nous autres, croyants improbables d’une religion perdue. Mais sa royauté s’exerce pourtant partout et toujours puisqu’elle ne s’exerce nulle part, contrairement à celle de l’usurpateur Seth, qui, lui, parce qu’il aspire au pouvoir extérieur et immédiat sur les choses et les individus, voit son règne toujours menacé de tomber en poussière, par impuissance symbolique à unifier sans confondre.

Ainsi, Osiris, dont l’épine dorsale est redressée en chacun de nous et à chaque instant avec le Pilier Djed, illustre-t-il à merveille la foi des Païens, cette inaliénable fidélité à l’Être dans son unité comme dans sa diversité. Chacun des membres amputés de son corps devient une entité à part entière, et tous les membres du Dieu le constituent à leur tour comme Dieux : ainsi nos divinités sont-elles des faisceaux de puissances à la pluralité infinie, où chaque épiclèse se décline en d’autres épiclèses en une arborescence sans fin, et où chaque parcelle d’existence est reliée de manière unique à l’unité ultime de l’être.

Et c’est là, sans doute, que réside la « paganité » de notre foi : chaque humain est un Osiris, et chaque nome de l’Egypte reçoit la présence du Dieu, simultanément à celle de tous les autres terroirs. Ainsi, tous les terroirs de la Terre sont-ils la Terre entière, chacun selon son mode propre. Le Païen est partout chez lui, non par effet de conquête, parce qu’il imposerait sa singularité aux autres, mais parce sa singularité contient potentiellement toutes les autres. Rien de ce qui est Divin ne lui est étranger : cette phrase pourrait à la rigueur tenir lieu de confession Païenne.  Nous en reparlerons en d’autres occasions.

Pour ceux, notamment parmi les curieux et les agnostiques, qu’une expression doctrinale de la foi Païenne intéresserait afin de s’en faire quelque idée, en voici une ci-dessous. Mais elle ne saurait être considérée comme le credo officiel d’une quelconque "Église" Païenne. Elle n’est que l’expression, à un moment donné, de la conviction religieuse d’un Païen parmi d’autres, l’auteur de ce blog. Elle est cependant partagée par d’autres Païens, et s’appuie sur des traditions remontant à l’Antiquité, notamment la Tradition Néoplatonicienne : 

I              Je sais qu’il y a des Dieux,
II            Qui se soucient du monde et de l’humanité,
III           Mais qu’ils ne sont fléchis ni par l’invocation, ni par le sacrifice,
IV           Qu’ils agissent toujours partout et à jamais en vue du seul meilleur ;
V             Et que l’Homme est un Dieu oublieux de lui-même,
VI           Dont la nature enfuie ne peut se recouvrer que par longue mémoire,
VII          Par de saintes pensées et de sages paroles, et par des actes pieux
a-       A l’endroit de soi-même
b-       Et envers ses parents, qu’ils soient morts ou vivants,
c-       Envers les Immortels
d-      Et envers l’Univers,
e-      A l’égard de la Cité où la Providence permit de dérouler notre humaine existence.

On voit dans les cinq articles terminaux une des dernières caractéristiques de la Foi des Païens, et non la moindre : son côté éminemment concret. La foi se manifeste hic et nunc, et n’existe, d’une certaine manière, que dans ses manifestations. C’est pourquoi, d’ailleurs, le Paganisme s’est assez rapidement effacé lorsqu’on en a interdit les manifestations. De même qu’on a coutume de dire qu’il n’y d’amour que de preuves d’amour, la foi Païenne ne se confine pas dans le secret des cœurs : elle est d'abord piété, faite pour célébrer l’éternelle victoire des Dieux

Elle rayonne, elle ne se cache pas ; elle ne se dissimule pas derrière de faux semblants : elle est une bonne foi, la foi des bonnes gens. Elle ne demande pas de preuves, elle ne parie sur rien, elle n’est soumise à aucune condition : elle est noble et sans jalousie, et elle aime sans compter. Elle n’exige pas de conversion, et ne collectionne ni les Dieux, ni les âmes : sa force est trop immense pour dépendre du nombre ; elle n’a que faire du prosélytisme. Elle ne demande aucune raison, elle s’épanouit comme la rose au matin, spontanément, sous le regard des Dieux : elle est à elle-même sa propre raison.  La foi n'explique rien, elle ne cherche pas dans le mythe une théorie naïve des phénomènes du monde ; au contraire, elle s’implique en lui et lui donne sa raison d’être véritable, car le mythe a pour tâche d’impliquer l’existence éphémère dans l’Être éternellement actuel. C’est pourquoi Platon dit qu’en y ajoutant foi, on sauve le mythe en se sauvant soi-même. Mais ce sera aussi l’objet d’un propos ultérieur.

Ainsi, la foi des Païens n’est-elle en rien séparée de la Piété : elle est tout entière en acte. Elle est une ferveur à l’égard du réel, une sorte de ferveur absolue, ainsi qu’une attention soutenue à l’égard de l’invisible. Le Païen est à la fois attentif et attentionné envers la charmante et discrète étrangeté du Monde. Il est donc celui qui sait caresser Pan, il est le Ravi, le Fada, le Fiancé des Fées et leur féal fidèle. C’est sans doute pourquoi la foi des Païens, lorsque sa corolle s’épanouira de nouveau dans les âmes à venir, sera l’agent printanier du réenchantement du monde, en proclament la seule loi qui tienne, celle de l’émerveillement : nul n’est censé ignorer l’Âge d’Or ! 

VIVAX FLAMMA VIGET



mercredi 13 septembre 2017

O



L’Abécédaire du Petit Père Païen
O comme Orthodoxie, opinion, orthopraxie, dogme, théologie, autorité.

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » (Platon)
« Par la Dialectique de l'Autodérision, tu atteindras le Soleil de la Radicalité Permanente » (Mao Tsé qwâ)

S’il est bien une opinion qui fait consensus dans le petit monde du Paganisme contemporain, c’est que le Paganisme est adogmatique. Cette caractéristique est même invoquée avant le fait qu’il soit polythéiste, et pour notre part, nous ne pouvons que nous en réjouir, car cet adogmatisme est une garantie de notre liberté de pensée, et préserve nos religions des fléaux qui ont marqué, et marquent encore, les religions Monothéistes.

Qui dit absence de dogmes, en effet, dit absence d’hérésies, puisqu’on ne peut être hérétique que relativement à une orthodoxie (au sens général du terme), c’est-à-dire à un système de pensée considéré comme valable à l’exclusion de tout autre, bref : une pensée unique

Si donc l’orthodoxie n’est pas de mise, et que l’hétérodoxie n’existe pas, par conséquent la persécution religieuse non plus : il n’est pas, dans les religions Païennes anciennes comme contemporaines, de dissidents à brûler, ni de déviants sur lesquels jeter l’anathème. 

De fait, les guerres qui avaient lieu dans l’Antiquité ont été, on l’a largement répété, des guerres profanes, essentiellement provoquées par l’appât du gain, l’impérialisme, et le système esclavagiste qui fait du conflit une nécessité. Ainsi, les Romains comprenaient mal qu’on put mourir pour un Dieu, et cette incompréhension était une des sources de leur méfiance à l’égard du Judaïsme et de leur détestation du Christianisme.

Pourtant, force est de constater, au fil des conversations, que les choses sont bien plus compliquées qu’il n’y paraît. En apparence, les Néopaïens n’abominent rien tant que les dogmes, ces carcans stérilisants et castrateurs, mais ils n’ont rien de plus empressé que de se jeter mutuellement l’anathème ou de s’excommunier les uns les autres. Ils semblent éprouver un plaisir tout particulier à se qualifier de « pseudo-païens » ou de monothéistes cachés, à moins qu’ils ne se traitent de crypto-chrétiens ou de « new-âgeux », ce qui est le comble de l’insulte. Examinons de plus près ce paradoxe.

Pour commencer, il nous semble que cet état de fait apparemment paradoxal provient essentiellement d’un non-dit : les Païens ont bien des dogmes, mais ils ne sont pas formulés, ils sont sous-entendus. Car, étant donnée l’absence de doctrines officielles et d’autorité légitime en matière de foi, toute pensée est dogmatique et, en même temps, aucune ne l’est. Ce qui fait de chaque Païen un inquisiteur en puissance en même temps qu’un hérétique potentiel.

On est donc dans une situation où tout un chacun considère comme allant de soi l’idée qu’il ou elle se fait du Paganisme et des Dieux, et se trouve choqué(e) qu’on puisse penser autrement. Nous avons été témoin à maintes reprises de graves disputes où une opinion sur la divinité était taxée d’« insultante » envers celle-ci, et où l’on déniait à l’auteur de cet opinion la qualité de Païen. Bien souvent, tout avis adverse exprimé dans un échange, et a fortiori toute expression critique, est interprétée comme une marque de malignité ou comme la manifestation d’une volonté de domination.

Mais il y a aussi la position réciproque qui, elle, afin d’éviter toute dispute au sens originel du terme (disputatio), c’est-à-dire tout débat et tout échange (même courtois) d’opinions métaphysiques, récuse quelque légitimité que ce soit à l’investigation intellectuelle et à la formulation d’opinions théologiques, en se drapant dans un anti-intellectualisme de principe, arguant que la rationalité est desséchante et inférieure au « ressenti » et à la relation personnelle avec une « Déité ». Pour fuir tout conflit, on interdit donc ainsi toute expression collective et tout partage, et on stérilise le Paganisme en le condamnant à n’être qu’une somme d’autismes mystiques ou un chaos de paranoïas dogmatiques qui ne disent pas leurs noms.

Il nous semble donc crucial pour les Paganismes contemporains de réfléchir sur le dogme, la notion d’orthodoxie et d’hérésie, et ceci, non pas pour obtenir un consensus général et niveleur (les Chrétiens, par leur exemple, nous en dissuadent chaque jour), mais pour clarifier nos relations mutuelles et les rapports que nous entretenons avec nos traditions religieuses. L’harmonie recherchée n’a pas vocation à être une harmonie théologique, qui n’est au demeurant ni utile, ni souhaitable, mais une harmonie épistémologique et ecclésiale (c’est-à-dire « politique ») au sens large du terme, ce qui rendra les Paganismes plus influents et plus solides parce que plus crédibles et plus cohérents.

Comment les Anciens vivaient-ils leur relation à la théologie et à la connaissance sacrée en générale ? Leur vie religieuse était-elle si adogmatique qu’on pourrait le penser ? Comme toujours, la réponse se doit d’être nuancée. Les Paganismes antiques, chacun s’accorde à le dire, étaient d’abord fondés sur la conformité à des pratiques, et en aucun cas sur l’adhésion à un système de dogmes : aussi parle-t-on d’orthopraxie, c’est-à-dire de pratique exacte, et non d’orthodoxie.

Il s’ensuit qu’il ne saurait y avoir, pour nous, de profession de foi liée à l’appartenance à un système religieux : il n’y a donc pas au sens strict de « baptême Païen » dans lequel on confesse une opinion particulière en matière religieuse et où l’on « renonce à Satan et à ses œuvres », c’est-à-dire où l’on rejette les opinions différentes ou adverses. C’est sans doute pourquoi, dans la Grèce Antique et dans l’Ancienne Rome, l’on pouvait jouir d’une honorable réputation de piété tout en étant à l’égard des Dieux d’un scepticisme confinant à l’Athéisme.

A priori, nous ne voyons aucune raison que les choses en aillent autrement aujourd’hui : les Paganismes sont assurément, d'abord, des communautés de piété, des Églises agissantes, et non des Églises confessantes. Sauf que…Entre l’Antiquité et aujourd’hui, les choses ont changé radicalement, d’une part, et que d’autre part l’adogmatisme des Paganismes antiques et de certains Polythéismes contemporains ne va pas tant de soi.

D’abord, si l’on compare les Paganismes antiques aux nôtres, le statut de la religion dans la société est complètement différent. Dans les sociétés de l’Antiquité en effet, les religions (si tant est qu’on puisse leur donner ce nom) étaient diffuses, imprégnant de sacré tous les secteurs de la vie sociale, sans que les limites entre sacré et profane soient très nettement marquées. Les pratiques allaient de soi et étaient liées aux individus non comme la résultante d’un choix personnel, mais comme la conséquence d’un statut largement hérité.

Il n’en est évidemment pas de même dans le monde contemporain, contrairement à ce qu’affirment ou souhaitent certains pitres attardés dans les brumes du romantisme, qui confondent Tradition et nostalgie de vieillard maladif.

D’abord, le monde contemporain est largement désacralisé ; dans nos sociétés sécularisées, se tourner vers le Sacré, quelle que soit son expression, résulte déjà d’un choix singulier et minoritaire. La religion n’est donc plus aujourd’hui un fait banal qui imprègne la totalité sociale, mais un fait qui tranche par son étrangeté sur le reste de l’humaine modernité, surtout en Occident. Or, ce qui est déjà valable pour les religions Monothéistes l’est encore plus – O combien ! – pour nos religions Païennes. Actuellement, à très peu d’exceptions près, on ne naît pas Païen, on le devient.

Et comme on devient Païen après une maturation plus ou moins longue, par le détachement concomitant d’un Monothéisme ou d’un Athéisme, le Paganisme qui est le nôtre ne saurait être un Paganisme d’habitude et d’héritage, mais un Paganisme de conviction, ayant un contenu théologique réel et fécond, qu’il est d’ailleurs légitime et même souhaitable d’éclaircir et de faire fructifier en en ordonnant quelque peu le caractère chaotique lié à la spontanéité de la résurgence.

Par ailleurs, comme nous l’avons évoqué plus haut, il s’en faut de beaucoup que les religions de nos Ancêtres aient échappé à l’effort dogmatique intense qui a travaillé les religions Monothéistes à leurs débuts, et notamment le Christianisme. En effet, la philosophie, discipline aujourd’hui complètement profane, est née du désir inhérent à l’âme humaine de poursuivre la Sagesse, dans la Grèce Archaïque. Cette venatio sapientiae, sans doute consubstantielle à l’humain, s’est développée, à ses origines du moins, dans le contexte de la connaissance sacrée. Pythagore et son école en sont, à cet égard, de parfaits exemples ; et, selon la Tradition, le Sage de Samos fut le premier à revendiquer le titre de philosophe.

Dans ses développements ultérieurs, la philosophie grecque s’est, il est vrai, quelque peu distinguée de la religion ; cependant les écoles philosophiques qui se sont individualisées dans l’Antiquité restèrent des voies de sagesse, gardant leur caractère plus ou moins sacré. Elles se revendiquaient en effet comme style de vie, art d’exister, et exigeaient de leurs adeptes un engagement total et non l’adhésion plus ou moins superficielle à un simple discours. Prendre le manteau du philosophe était, peu ou prou, une manière d’entrer en religion.

Cette prétention totalisante (et non totalitaire), qui manifestait le côté religieux des écoles Philosophiques du Paganisme classique, se retrouve non seulement dans les mœurs de ses membres (régimes alimentaires, rituels d’admission, leçons plus ou moins publiques), mais encore dans le vocabulaire qui les concerne : les littératures Grecques et Romaines résonnent des mots de « secte », « sectateurs » : on parle par exemple de la « secte de Zénon » pour désigner les Stoïciens. En Grec, ces mouvements sont qualifiés d’haïreseis (littéralement les hérésies), mot qui ne connote pas ici l’erreur, mais le choix. Un hérétiste est celui qui adhère à une doctrine après mûre réflexion, parce qu’il a fait un choix, et qu’il s’est tourné (epistrophé = conversion) vers ce qu’il considère être le chemin de le vie heureuse. Il a accepté un joug, un yoga, dirait-on en sanskrit.

Or, ce qui s’est produit en Grèce et à Rome, et qui a donné naissance aux quatre écoles majeures de la Sagesse classique que sont l’Académie (Platon), le Lycée (Aristote), le Portique (Stoa sous lequel enseignait Zénon) et le Jardin (d’Épicure), s’est produit également dans d’autres civilisations, et parfois bien avant les Grecs. En Inde, par exemple, on connaît depuis l’Antiquité six « points de vue » sur la Réalité (Darshana) considérés par l’Hindouisme comme orthodoxes par rapport à la Révélation Védique. Ainsi, l’orthodoxie peut-elle parfaitement s’accommoder de la pluralité

Il est fort probable que les anciens Égyptiens aient connu de semblables écoles théologiques ; quant aux Druides, réputés savants dans beaucoup de domaines dont la théologie, il n’est pas interdit de penser qu’ils avaient également des courants, et que leur pensée, quoique non écrite, et précisément pour cette raison, était probablement formalisée et concentrée dans des formules dogmatiques, ce qui devait d’ailleurs en favoriser la transmission. Pour ce qui est des autres peuples polythéistes, les témoignages permettant d’affirmer l’existence de telles écoles n’existent pas, mais on sait ce qu’il en est, en Histoire, de l’argument a silentio

On l’aura compris, le caractère adogmatique des Traditions Païennes ne saurait, loin de là, constituer un dogme, malgré les affirmations péremptoires de beaucoup de nos contemporains. Il est en revanche difficile de contester que les Paganismes, anciens comme modernes, sont polydogmatiques. En effet, les opinions considérées comme convenables sur l’univers et les Dieux ne sauraient s’imposer de l’extérieur, mais ne peuvent relever que de la conviction, étant donné le côté non vérifiable et mystérieux du monde invisible. C’est pourquoi, en matière de théologie, nos religions récusent la notion de vrai et de faux, contrairement au Monothéisme qui l’a institué avec la Révélation Mosaïque. Jan Assmann a d’ailleurs montré que c’est précisément là que réside la grande nouveauté du Monothéisme, et non dans le culte rendu à un Dieu unique.

L’allergie au dogme et à l’effort doctrinal provient sans doute, dans les Paganismes contemporains, d’une méfiance bien compréhensible après des siècles de terreur dogmatique Chrétienne : chat échaudé, comme on dit, craint l’eau froide. Mais pour être excusable, cette répugnance n’en est pas pour autant valable, surtout si l’on remet certaines choses au point. Pour commencer, un dogme n’est pas, à l’origine, un article de foi exempt de toute critique. C’est simplement un élément de pensée (grec dogma), une opinion (doxa : "ce qui paraît") formulée. Une doctrine est un ensemble cohérent de dogmes, se proposant de rendre compte le mieux possible de la complexité du réel. Elle n’a rien d’a priori absolu et définitif, et n’exclut en rien le changement, voire la réfutation. C’est d’abord une synthèse intellectuelle.

 Il convient donc de réhabiliter l’effort dogmatique, pour l’unique et suffisante raison que nous sommes des êtres parlants et pensants. Réhabiliter le dogme, c’est-à-dire l’effort de formulation du réel, c’est en définitive ni plus ni moins que réhabiliter la pensée elle-même, la pensée collective, et la recherche légitime de la vérité, quelque puisse être, finalement, le caractère ineffable de celle-ci. Élaborer une doctrine sacrée, ce n’est rien moins que faire son métier d’humain, d’animal pensant, d’animal social, d’animal divin.

Et tant pis si l’on se chamaille, si l’on discute, si l’on ergote : le piaillement des moineaux est le bruit même de la vie. C’est du frottement des bois que surgit l’étincelle ; c’est de la confrontation que surgit la vérité. Quoi de plus naturel que de mettre des mots sur les choses, des noms sur les Dieux, des verbes sur leurs actes ? Et quoi de plus légitime que de considérer son opinion comme étant la meilleure, si l’on a la probité d’accepter d’en changer pour une autre qu’on a trouvée plus juste ?

Bien sûr, pour accepter d’entrer de ce commerce humain mutuel, il faut une monnaie que chacune et chacun reconnaisse, et qui ait cours pour tous : cette monnaie s’appelle la raison. C’est elle qui nous fait sortir de nos coquilles et accepter l’échange, c’est elle encore qui nous permet d’évaluer paroles et idées, et de ne pas accepter les mauvaises marchandises et les contrefaçons. Et la raison est (aussi) une Déesse. Elle nous fait deux dons éminemment précieux : celui de ne pas rester confinés dans notre individualité (c’est-à-dire de ne pas rester, littéralement, idiots), et celui, corrélatif, d’entrer en contact avec les Dieux et, dans la mesure du possible, de les imiter.

Le premier don nous permet de dépasser l’état ontologique larvaire de l’être humain, celui du moi, et de former avec certains de nos semblables une sorte de toile dans laquelle s’élabore un être collectif, immatériel, qui préfigure l’état personnel que nous partageons avec les Dieux. Cette communauté de foi formée dans l’effort doctrinal permet aux mortels de manifester une présence chorale, présence chorale qui peut être perçue par les Dieux, contrairement à la présence individuelle qui, elle, leur est invisible, à eux dont la présence est exclusivement personnelle. 

Le second, qui découle en grande partie du premier, est celui d’exercer une ascèse mentale permettant, en quelque sorte, d’aiguiser l’âme, ou plutôt de la polir comme un bouclier qui, en devenant miroir, permettra de voir l’invisible, non pas directement (ce qui nous est interdit), mais par l’activité spéculative (celle du miroir, justement). Ainsi, c’est par l’exercice de la raison qu’on peut prétendre dépasser la raison et obtenir l’intuition qui nous permet de toucher l’Absolu, de sentir l’Infini.

Ainsi, l’effort doctrinal est le moteur de cette quête de la Totalité dont le désir traverse tous nos Paganismes ; elle est une tentative toujours renouvelée d’affiner notre perception du Mystère. Elle peut être comparée à une sorte de géométrie mystique qui nous ferait concevoir des polygones réguliers au nombres de côtés toujours plus important, afin de s’approcher au plus près du cercle dans lequel ils sont inscrits, sans y parvenir jamais. Dans cet atelier, certains sont certes plus avancés que d’autres, et c’est pourquoi ils exercent sur eux une douce autorité, toute spirituelle, et non un brutal pouvoir matériel. Cette autorité n’est jamais extérieure, car chacun est venu danser de son plein gré dans la ronde qui évolue autour du Mystère.

Et ce chœur de danse doit rester une ronde enfantine et conserver son caractère ludique ; la vraie humilité est celle du rire et de l’autodérision, et ne sera jamais celle du refus de penser et de la culpabilité : celle-ci est l'arrogante humilité du moine chasseur d'hérétique. Il n’est pas d'être plus spéculatif, et en même temps plus innocent et plus libre, qu’un enfant qui fait de la métaphysique.

Que l'Enfant au Cheveux blancs, surgi du sillon d'un champ, reste notre docte poète !