mercredi 30 août 2017

N



L’Abécédaire du Petit Père Païen
N comme Nature, Cosmos.

 Natura est Deus in rerum « la Nature, c’est Dieu dans les choses ». (Giordano Bruno, L’Expulsion de la Bête Triomphante).

Il est un discours très répandu chez les Païens contemporains, qui consiste à affirmer que le Paganisme est la religion de la Nature. Très souvent, cette affirmation prend un tour nettement dogmatique en se présentant comme un article de foi n’admettant aucune remise en question possible, ce qui est pour le moins paradoxal pour l’expression d’une pensée qui se proclame « Païenne ».

Pire encore, ces affirmations à l’emporte-pièce (du type « la Nature est notre temple »), non contentes d’être pour le moins approximatives, sont souvent assorties de considérations dont le caractère manichéen ferait pâlir un évangéliste. Combien de fois, en effet, n’avons-nous pas lu que « Mère Nature » se porterait bien mieux sans les humains qui la souillent et la détruisent, et que l’« égo-logie » perverse s’opposait à l’  « éco-logie » vertueuse ? 

Nous avons même rencontré l’expression « Dieu des Villes » pour désigner le Dieu du Monothéisme ! Sans doute faudrait-il se l’imaginer, en plus, productiviste, spéciste et carniste, bien décidé à en découdre avec un « Dieu des champs », Païen, décroissantiste, antispéciste et vegan, empruntant comme il se doit les traits du très populaire Cernunnos. Sans parler de nos nombreux coreligionnaires qui affectent une profonde aversion pour le milieu urbain, arguant comme une évidence indiscutable qu’il ne saurait être « Païen », car on n’y ressent aucune connexion avec aucune énergie…

D’où vient cette impuissance des Paganismes contemporains à penser la ville ? Tout cela relève selon nous d’un romantisme des plus échevelés et, comme tout romantisme, d’un tragique éloignement de toute pensée traditionnelle. L’image des anciens Païens communiant avec Dame Nature au plus profond des bois est en effet un cliché éculé : les découvertes archéologiques ont depuis longtemps montré que la plupart des peuples antiques, Celtes compris, célébraient dans des sanctuaires aménagés et connaissaient des formes d’urbanisme. 

La réciproque est également vraie : quiconque prend la peine de se pencher sur les textes des anciens Grecs et Romains s’étonnera de ce que ceux-ci avaient une grande vénération pour les espaces « naturels » inviolés et y entretenaient des bois sacrés (latin lucus, grec alsos) où les Druides d’Ernest Lavisse n’eussent pas dédaigné de venir cueillir le gui…

De plus, l’idée de « Nature » telle que nous la concevons aujourd’hui n’avait pas cours chez les Anciens. Nous y reviendrons. Pour eux, la Nature était bel et bien adorable, mais aussi et surtout parce qu’elle était redoutable ; et la religion était un des moyens de l’humaniser ainsi que, d’une certaine manière, de la « cuire » pour la rendre assimilable au Logos.

Les Anciens, en effet, n’opposaient pas fondamentalement « nature » et « culture », quand bien même ils en distinguaient les deux concepts, ce qui n’étaient d’ailleurs pas toujours le cas : la distinction sacré/profane, par exemple, était beaucoup plus importante et significative à leurs yeux. Et encore, le distinguo que faisaient nos Ancêtres entre le domaine du naturel et le domaine du culturel était-il nuancé et progressif, recoupant d’autres clivages, comme par exemple celui du sauvage et du civilisé ou celui du cru et du cuit. Sauf exception, les seconds étaient préférés aux premiers. 

De plus, comme il se doit dans tout Polythéisme, chaque secteur de la réalité était confié aux bons soins d’un Dieu ou d’une Déesse, et rien dans l’univers n’était privé de la présence de la Divinité, comme le dit abruptement Héraclite à son fourneau : « entrez ! Les Dieux sont ici aussi ». Ainsi les Anciens avaient-ils des Dieux des villes comme des Dieux des champs, et n’auraient pas eu d’avantage l’idée d’appeler leur religion « Religion de la Nature », que « Religion de la Ville » ou « Religion du Silo à Grain ». Il faut donc être un Occidental moderne et un humain bien dénaturé pour en venir à vouer à la Nature vierge, inviolée et exclusive de toute humanité, en une sorte de transcendance physiolâtrique où pointent encore les ruines fumantes de la civilisation judéo-chrétienne, un culte aussi exalté que celui que prônent certains de nos coreligionnaires.

Par ailleurs, l’idée que les Paganismes seraient des « religions de la Nature » (si tant est d’ailleurs qu’on ait pris la peine de définir ce mot au préalable, ce qui, nous le verrons, est tout sauf aisé) est un lieu commun datant du XIXème siècle, et plus particulièrement du courant de l’Histoire des Religions le plus en vogue de l’époque, celui qu’animait le célèbre auteur du « Rameau d’Or », James Frazer.

Cette école, dite « naturiste », considérait que l’humanité « primitive » avait tout naturellement commencé à prendre pour objet d’adoration les phénomènes naturels qu’elle admirait et craignait, en les auréolant d’un sacré redoutable (le fameux « tabou ») et en les personnifiant sous la forme de Dieux divers et variés. Parmi ces Dieux, ceux qui plaisaient le plus à Sir Frazer étaient les « esprits de la végétation », qui mouraient pour mieux renaître, comme Jésus qui était sans doute leur dernier avatar… 

C’était l’époque où l’on appelait « naturels » les hommes et les femmes dont le mode de vie était le plus éloigné du nôtre, et, partant, considéré comme le plus « primitif ». Ce courant de pensée, depuis longtemps relégué dans le musée des sciences dépassées, a eu la vie dure, sans doute parce qu’il était basé sur des idées philosophiques très prégnantes jusqu’au milieu du siècle dernier : le positivisme, fondé par Auguste Comte au XIXème siècle, et qui prête à l’humanité entière, comme à chacun de ses membres, des âges de développement mental. 

Selon ce système, l’humanité serait passée par une phase infantile, correspondant aux anciennes religions polythéistes, âge de superstition et de magie ; puis, avec l’avènement des grands Monothéismes, elle serait entrée dans une adolescence tourmentée appelée « âge théologique », pour finir par s’affranchir des chimères de la religion et aboutir à la pleine lumière de son âge adulte, l’ « âge positif », qui est celui de la science et de la raison triomphante, et, bien sûr, l’époque d’Auguste Comte lui-même. Il est singulier, cependant, que ce dernier ne mentionne pas, à ma connaissance, l’âge de sénescence universelle, et, en outre, piquant que sa pensée ait donné lieu à une…religion, toujours pratiquée au Brésil.

Parler de « religion de la Nature » pour qualifier les religions Païennes, tant anciennes qu’actuelles, relève donc selon nous de l’intériorisation de cette sorte de Darwinisme spirituel ; cela relève, au mieux, de la coupable naïveté et, au pire, de la haine de soi. Nos religions ne sont pas plus des « religions de la Nature » qu’elles ne sont des religions de la culture ou des religions de la race, comme l’affirment également certains Païens ; elles ne sont pas plus, par ailleurs, des « religions de la Nature » que ne le sont le Christianisme, l’Islam ou le Bouddhisme, qui ont aussi développé une théologie de la Nature, certes aux antipodes de la nôtre.

Pour échapper à cette sorte de colonisation de la pensée, on ne doit jamais perdre de vue que le phénomène religieux est un phénomène foncièrement autonome, qui ne réfère qu’a lui-même et à sa source, le Sacré, et ne saurait par conséquent se réduire à des explications extérieures, même si ces dernières permettent parfois de l’éclairer partiellement. Ainsi, les Paganismes ne sauraient être des religions écologistes, pas plus d’ailleurs que des religions identitaires, socialistes ou relevant d’une quelconque faction politique, quelle qu’elle soit

Et pour commencer, il ne faut pas confondre religion de la Nature et religion naturelle. La première est, comme dit plus haut, une fiction héritée du romantisme et du positivisme. La seconde est une notion basée sur un critère théologique, donc religieux, et par conséquent interne. On peut considérer, en effet, que les religions dites premières (car elles sont apparues avant les « grandes religions » Monothéistes et le Bouddhisme) sont naturelles à l’âme humaine, au sens où elles sont l’expression propre et spontanée de cette âme, où elles lui sont, pour ainsi dire, inhérentes. En ce sens, elles sont très comparables aux langages : la faculté langagière est en effet inhérente à l’âme humaine, et se développe de manière plurielle et évolutive à condition qu’elle soit sollicitée par l’éducation.

Ainsi, les Religions Aînées que sont les nôtres se sont développées et ont évolué dans une relation dialectique des hommes avec l’environnement où ils séjournaient et que, peu à peu, ils transformaient et aménageaient. Ce dernier jouait en quelque sorte le rôle d’un miroir actif qui révélait l’humanité à elle-même à travers la contemplation dont il était l’objet, façonnant cette humanité en même temps que celle-ci le polissait, et lui renvoyant l’image d’une humanité civilisée ayant développé, par cette longue fréquentation, un génie propre.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : comme les langages, ces univers spirituels n’étaient pas séparés par des frontières étanches et communiquaient activement par de subtiles transactions, sans pour autant perdre leur âme, mais en s’enrichissant au contraire les uns les autres par leurs échanges, afin d’affiner leur contemplation et d’approcher, quoique sur un mode asymptotique, leur objet, qui, lui, dépasse le plan ontologique du langage articulé et de l’environnement perceptible par les sens. 

Cette pluralité poreuse des civilisations et des traditions doit être considérée, selon nous, comme une expression providentielle du Divin dans sa démarche anagogique pour nous rapprocher de lui à travers les phénomènes ou, dit autrement, comme l’expression même de la Nature dans la Culture qui est sa plus haute efflorescence. Ainsi, la Culture ne serait autre que la continuation de la Nature par d’autre moyens. Car si la Nature peut être contemplée sous sa dimension évolutive, conduisant à l’Homme par le processus d’hominisation, pourquoi la culture ne serait-elle pas a envisager comme un processus naturel de divinisation, le premier étant la condition nécessaire du second ?

Or, la « Nature », telle que l’entendaient nos Anciens, n’avait que peu de chose à voir avec ce qu’on entend aujourd’hui sous ce nom. Il ne s’agissait pas pour eux d’une entité fragile et menacée, perçue comme pure et contraire à l’Homme et à son activité, au sens où le « naturel », vertueux et « propre », s’oppose à l’« artificiel », pervers et faussé, voire aliéné. Les Anciens distinguaient bien la Nature de l’Art, certes, mais sans les opposer : la Nature était perçue comme un art spontané, antérieur, résultant de l’activité propre des Dieux (les Dieux qui organisaient et façonnaient cette nature étant d’ailleurs qualifiés de Démiurges, c’est-à-dire d’artisans), alors que l’Art était considéré comme l’expression même de la nature de l’Homme : une nature réfléchie, seconde et intérieure, qui venait en quelque sorte parfaire et compléter la première, à condition qu’elle sût l’observer et l’imiter avec sagesse.

Ainsi, la Nature était-elle presque synonyme de kosmos, mot utilisé par les Grecs pour désigner le monde comme agencement providentiel, parfait et splendide des êtres et des choses. Elle n’était alors rien d’autre que la disposition des lieux et la succession des moments dans l’organisation desquels évoluent perpétuellement ces êtres et ces choses, hommes et Dieux compris, et pas seulement les plantes et les animaux. La Nature était donc l’ensemble harmonieux des structures par lesquelles et dans lesquelles l’être se manifestait et se révélait à lui-même.

La Nature, pour nos Ancêtres, c’est finalement le système du Monde, le spectacle qui se déroule sous les yeux de chacune et de chacun, mais aussi celui qui se déroule derrière les yeux de tous et toutes : les arbres des forêts en font partie comme les pyramides d’Égypte ou la maison du citoyen, le tigre carnassier comme le bœuf laboureur et le bouvier qui le conduit, la mort comme la prière qui prétend la repousser, la haine comme la vie, l’écriture, l’ignorance et…le fourneau d'Héraclite. 

Car la Nature est tissée de contraires et de contraintes, tout cela étant l’expression du Divin, voire le Divin lui-même en tant qu’apparaître. Et c’est en cela que, oui, les religions Païennes peuvent être considérées comme des religions de la Nature, et donc qualifiées de Panthéistes plus encore que Polythéistes. Pour elles, comme pour Elisée Reclus, l’« Homme est la Nature prenant conscience d’elle-même », et le premier comme la seconde se divinisent dans cette connaissance mutuelle, ce qui n’entrait sans doute pas, pour le coup, dans les convictions philosophique de notre bon géographe.

C’est là en effet qu’émerge l’importance du premier terme de notre phrase de référence, « Religion de la Nature » : le terme de religion. Nous ne tenterons pas ici de chercher à le définir, mais il nous indique néanmoins qu’on ne saurait entendre par « Nature » le simple environnement matériel, celui qui tombe sous le sens et qui est depuis trois siècles environ l’objet d’investigation des sciences nées avec la modernité. Le terme de religion implique, on l’a déjà vu, l’idée de reliaison ; en l’occurrence, il nous suggère qu’il y a au moins deux ordres de Nature : celui de la Nature visible et celui de la Nature invisible, qu'ils correspondent ou non entre eux. Nous y reviendrons sous peu.

En Latin, le terme natura, qui a donné le français nature, est à mettre en relation avec le verbe nascere, signifiant naître. Ainsi, la nature concerne tout ce qui est né, tout ce qui se manifeste, et par voie de conséquence est appelé aussi à croître, décroître et mourir. C’est donc l’idée de devenir et de transformation que connote finalement ce terme, ce que confirme le mot grec physis, qui, lui, insiste plus sur l’aspect de croissance, et qu’on peut rapprocher de phytos, terme désignant les végétaux en général. 

On a donc là une idée d’épanouissement, de vie, bref, d’existence, qui correspond au spectacle que donne le monde de sa réalité toujours changeante et toujours renouvelée, celle d’un fleuve toujours identique mais dans les eaux duquel, comme le dit Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois. Ce changement perpétuel (en grec métabolé) a quelque chose de paradoxal, puisque la seule chose qui soit constante en lui est justement qu’il ne l’est pas : ainsi, cette Nature, qui est éternelle dans sa fugacité même, pourrait-elle être perçue comme le métabolisme d’un gigantesque animal qui serait le monde même, ce Monozoaire, « vivant unique et seul de son espèce » dont nous parle Platon dans son Timée (30D3).

Or, c’est le spectacle donné par cette Nature qui, justement, relève pour nous, Païens, du Sacré et donc du religieux. Car la Nature, au sens premier du terme, est ce qui nous est donné lorsque nous venons au monde ; c’est ce qui est déjà là, posé devant toute conscience comme une énigme, en même temps qu’imposé à chacun et chacune comme un défi. La Nature peut ainsi être lue dans le sens d’une double naissance : ce qui naît continuellement devant nous, et ce que nous recevons en naissant nous-mêmes. 

La Nature, au sens large, n’est donc pas spécifiquement objet d’adoration pour les Païens, mais elle a pour nous, il est vrai, une signification particulière ; et le Paganisme se caractérise entre autres par sa relation spécifique à cette Nature qui nous tient lieu de Révélation et réclame de nous, en tant que telle, non seulement la piété que l’on doit à ce qui nous est antérieur, mais encore la lecture attentive que l‘on attend d’une missive ancestrale ou d’un héritage familial.

Car il n’est pas question que la Nature soit pour nous lettre morte, et qu’elle ne soit qu’une absurde tautologie ne renvoyant qu’à elle-même en un manège sans fin. D’abord parce que nous en faisons partie, et que la conscience y est par conséquent incluse : comme Hécate, qui est une de ses personnifications les plus mystérieuses, la Nature porte elle-même ses propres clés

Ensuite, parce que caractère paradoxal de cette même Nature nous pousse à distinguer en elle, sans les séparer, deux ordres complémentaires et hiérarchiques dont la correspondance est appelée à provoquer en nous, par le truchement de sa contemplation, le choc anamnésique destiné, justement, à nous faire émerger de toute Nature par la remembrance de notre propre nature, divine, c’est-à-dire à nous faire sortir du phénomène pour nous conduire vers le noumène. La Nature nous conduirait donc elle-même vers sa propre issue. Elle serait, comme le professent les Hindous, un filet dont les mailles nous montrent comment leur échapper.

 Ainsi, mettant en relation la nature extérieure, celle qui nous est apparemment étrangère, avec notre nature intérieure, qui ne nous est pas moins étrangère, c’est-à-dire reliant la nature à la nature, nous restaurons, par une œuvre de co-démiurgie, l’heureuse unité du monde et notre parenté avec les Dieux : Deux Natures réconciliées forment une personne, deux miroirs, se faisant face, creusent l’infini.

C’est là l’essence même de toute religion. Encore faut-il disposer du bon matériau, et avoir reçu la méthode de travail adéquate, c’est-à-dire la bonne tradition. Or la post-modernité dans laquelle nous surnageons n’est favorable à aucune de ces deux conditions.

D’abord, contrairement à nos Ancêtres, le monde qui nous a été donné en naissant n’est plus celui qu’ils recevaient, eux, en héritage. C’est qu’entre-temps, deux révolutions cosmologiques l’ont largement défiguré, au point qu’il ne peut plus jouer pour nous le rôle de speculum dei qu’il jouait dans l’antiquité, et, dans une moindre mesure, au moyen-âge. Ces deux révolutions sont d’abord la révolution Chrétienne, qui exile la divinité hors du monde, puis la révolution Galiléenne, qui enferme le Cosmos dans son mode d’être le plus bas, en le confinant dans sa matérialité.

Paradoxalement, en effet, en s’enflant jusqu’à des dimensions « infinies » qui ne sont en réalité qu’indéfinies, la nature galiléenne n’a jamais été aussi étriquée, puisqu’elle se limite à son aspect matériel et évacue toute la profondeur des mondes spirituels de plus en plus subtils qui assuraient jusqu’alors la continuité ontologique d’un univers scalaire conduisant de la Matière à l’Un et de l’Un à la matière. 

Et voilà désormais l’humanité enfermée dans un univers plat, unidimensionnel, un peu comme les Titans d’autrefois qui furent relégués dans l’immensité sans issue du Tartare. C’est là l’effet techniquement merveilleux mais spirituellement catastrophique de la révolution épistémologique initiée par Copernic et Galilée, puis prolongée par Descartes, après avoir été rendue possible par l’avènement du Christianisme : la fermeture des portes de l’Esprit, l’interdiction de l’accès aux Mystères.

Quant au Christianisme, il avait, lui, rendu impossible la transmission du savoir-faire de la co-démiurgie dont nous parlions plus haut. En effet, première de toute les « révolutions » qui aboutirent à notre post-modernité située aux antipodes de toute spiritualité véritable, le Christianisme coupa les peuples des traditions ancestrales qui leur permettaient, par les relations qu’ils entretenaient avec leur environnement, d’accéder au Divin par le truchement d’outils appelés symboles, dont l’usage était réglé par les mythes selon la méthode de l’analogie.

Il faut donc aux Païens contemporains surmonter cette double catastrophe épistémologique, au risque de ne pas retrouver le chemin de leur spiritualité authentique et de rester en relégation dans l’image dégradée que les Monothéistes leur renvoient d’eux-mêmes : celle d’attardés, de bouseux demeurés dans une adoration naïve des pâquerettes et des mésanges, ou d’une tout autre manifestation cosmique vantée comme « naturelle » et absolutisée comme telle ; bref, d’être les idiots utiles d’un green washing spirituel qui n’est en réalité qu’un degré de plus dans la sanie du new age et, finalement, dans l’abjection post-moderne. S’ils ne devaient pas retrouver leurs racines épistémologiques, les paganismes contemporains seraient condamnés à enfoncer davantage encore l’humanité dans le Styx où elle barbote déjà avec allégresse.

Or, remonter le courant avec la vigueur et la subtilité requise pour retrouver la source des origines n’est pas chose facile. Les Monothéismes le savent bien, qui prétendent en avoir fait leur spécialité, mais qui, à chaque tentative, s’enfoncent plus avant dans la décadence. Car il ne s’agit pas de restaurer l’Âge d’Or, il ne s’agit pas de revenir à un passé définitivement révolu, comme des esprits chagrins dont la bonne foi est plus ou moins douteuse le proclament à l’envi, au sein même du Paganisme, d’ailleurs. Pratiquer l’art du Saumon Sacré est d’une toute autre nature que de se complaire en criailleries et en propos aigris sur les temps présents, en se drapant dans les oripeaux élimés des Anciens et en singeant leurs vertus. Bref : retrouver la Tradition est une chose trop sérieuse pour être laissée aux traditionnalistes, et renouer avec la geste glorieuse de nos Ancêtres une tout autre affaire que de se complaire en gesticulations réactionnaires.

Il s’agit, entre autres, d’adopter une démarche intellectuelle qu’on nous a interdit d’adopter depuis quelques siècles, parce qu’on l’a discréditée : la démarche métaphysique, celle qui permet de contempler la Nature en se plaçant, comme son nom l’indique, au-delà d’elle-même. Or, cette démarche épistémologique que les Anciens avaient reçue des Dieux et qu’ils transmettaient pieusement aux plus doués de leurs élèves, les Chrétiens eux-mêmes n’avaient pas oser la détruire, mais leurs héritiers le firent. Et l’on vit alors la superstition ravaler la science sacrée au rang de la superstition.

Qu’on aille pas se méprendre, cependant, sur la nature réelle de la démarche que nous appelons de nos vœux : il ne s’agit en rien d’une de ces contre-révolutions échevelées, dont nous ne savons que trop qu’elles ne servent qu’à armer leurs contraires, et inversement. Nous ne dénigrons absolument pas les progrès de la science contemporaine, même si nous ne sommes pas dupe de leurs effets, sur les corps et surtout sur les âmes. Qu’on n’attende donc pas de nous une remise en question du fait que l’homme ait marché sur la Lune ou une charge en règle contre la vaccination, et encore moins un délire « récentiste » sur l’existence « réelle » du temps qui sépare la modernité de l’antiquité. Nous respectons trop les notions de vérité et de réalité pour les réduire aux lamentables dilemmes posés par ces discours infra-scientistes, dont nous reparlerons dans un autre article.

Pour nous, il s’agit de bien autre chose : il s’agit de faire œuvre de remembrance, de suivre le chemin de l’anamnesis qui conduit les prisonniers de la fameuse Caverne, non pas à nier l’existence des ombres qu’ils voient s’agiter devant eux, mais à comprendre quelle en est la nature réelle, et, une fois cette compréhension acquise, à se retourner pour chercher la source réelle de la fantasmagorie qu’ils ont perçue jusqu’alors, puis, à terme, à sortir de la Caverne elle-même.

Or, quoi de plus difficile à une âme immergée dans la Nature depuis un temps indéfini que d’imaginer autre chose que cette Nature même ? N’avons-nous pas affirmé plus haut que "Nature" était quasiment un synonyme du monde ? Pourtant, quelque chose en nous surmonte cette Nature et, parce qu’elle en diffère radicalement, nous permet de l’examiner d’un point de vue extérieur, c’est-à-dire métaphysique. Ce quelque chose est la trace de l’Un en nous, notre nombril spirituel, notre divinité propre, qui est à la fois nous-mêmes et autre que nous.

Car il ne peut y avoir Nature là où il n’y a pas dualité : comme nous l’enseigne Pythagore, la Nature est issue de la Dyade indéfinie (apud Aristote, Métaphysique M81093 sq.). Le divin Platon, qui explicita à bien des égard les propos souvent énigmatiques du Maître de Samos, nous montre en son Parménide qu’on ne peut concevoir l’Un sans second qu’en l’objectivant, c’est-à-dire en lui donnant, justement, un second. Toute pensée, toute parole et toute existence n’est en conséquence qu’un témoignage de notre écart à l’Un, de notre fondamentale impuissance à appréhender la Réalité dans sa nudité intégrale. Et c’est sans doute pour cela que les Anciens nous ont montré Actéon déchiré par sa propre meute après avoir contemplé la nudité d’Artémis.

La Nature est donc d’emblée donnée dans l’existence : elle est la manifestation de l’Être, sa révélation à lui-même, elle est donc « défaut d’un », et c’est pourquoi son révélateur premier ne saurait être l’Un, mais seulement le « Non-Multiple », A-Pollon. Le serpent qu’il tue doit être vu comme infini : c’est ce monstre dont la vue, en vie, est insupportable, et dont le Dieu ne peut nous montrer que la dépouille, l’exuvie en quelque sorte, une mue en lieu et place du réel, un vestige qui impose qu’on reste muet. Et le vainqueur, devant cette dépouille putréfiée (Pythô), en décomposition car elle n’a pu rester une, doit paradoxalement se purifier de sa victoire, de l’audace de cette dé-monstration qui a rendu absent la monstre abscons.

Mais ce mythe fondamental nous en dit plus encore, car, si l’on est attentif à cette putréfaction primitive, l’on tient l’autre extrémité de la Nature, celle qui nous échappe aussi bien que l’Un, mais pour la raison inverse : tout se passe en effet comme si, dès que notre intellect accablé détourne les yeux de l’insoutenable éclat de l’Unité, notre regard ébloui s’égare immédiatement dans le grouillement sans limite de la multiplicité, un peu comme ces photèmes qui viennent troubler notre œil en maculant notre champ de vision après qu’on a contemplé une source de lumière trop intense.

Cette seconde source de perplexité, Platon nous apprend que c’est la Matière elle-même. En effet, celle-ci, dit-il, ne peut être appréhendée par l’esprit directement, mais moyennant un « raisonnement bâtard » (logismô nothô, in Timée 51 e 6-52 c 1) un bricolage insatisfaisant. La Matière, en soi, renvoie à nos yeux autant de ténèbres que l’Unité Absolue. Elle est néant par défaut, quand l’Un est néant par excès ; peut-être est-elle la nuque de Déesse, son occiput, sa chevelure de jais. Et c’est sans doute pourquoi l’on voit le héros Persée ne pouvoir décapiter la Gorgone que lorsqu’elle vient se refléter dans le miroir du bouclier d’Athéna : son regard, on le sait, pétrifie autrement quiconque a l’audace de le croiser.

Ainsi la Nature, étoffe du cosmos, est-elle tissée de contradictions, prise entre les pôles du Même et de l’Autre, sphère quadrillée animée du mouvement perpétuel de convection de l’Être, dont le moteur est l’incandescence provoquée par la cohabitation mystérieuse et paradoxale des contraires. 

Entre ces deux pôles indicibles s’étendent toutes les couches de la réalité :  c’est l’univers, formé de la concaténation de trois sphères diacosmiques, comme trois gouttes d’être appelées mondes, découlant les unes des autres. Ceux-ci se différencient par leur degré d’unité, et, partant, par leur degré respectif d’identité et d’altérité (Fig.1)


Selon le sens dans lequel on envisage cette cascade phénoménale, ces trois mondes, formés en tout de dix sphères concentriques, peuvent être vus comme le résultat d’une décantation de l’Être, si l’on regarde vers l’aval (dans un sens processif et dans une perspective théo- ou noocentrique), ou d’une incantation du verbe, si l’on regarde vers l’amont (dans un sens conversif et dans une perspective anthropo- ou hylocentrique) : Fig.2.


La décade de plans ontologiques étagés entre la transcendance supérieure de l’Un et cette sorte de transcendance négative, substrat du cosmos, que constitue la matière, a été symbolisée par la fameuse Tétraktys de Pythagore (Fig.2), triangle constitué de dix points, censés résumer l’« Eternelle Nature » (Vers Dorés, 47,48 : Oui, par celui qui a transmis à notre âme la Tétraktys, source de l’Eternelle Nature). 

D’autres mythes de différentes traditions font état, quant à eux, d’ennéades cosmologiques : c’est le cas par exemple de ce mythe nordique relatif à l’anneau magique d’Odin, Draupnir (le « dégouttant ») qui, chaque neuvième nuit, émet, dit-on, huit anneaux identiques à lui-même. En effet, on peut compter neuf sphères cosmiques, si, en partant de la terre qu’on ne compte pas, on s’élève jusqu’à la sphère que les Anciens appelaient « premier mobile », et qui est comme la « paroi interne » de l’espace imparti au monde ; à moins qu’au contraire, on parte de cette limite paradoxale de l’espace pour descendre jusqu’à la surface terrestre…En tout cas, les mythes nordiques décomptent également neuf mondes dans leur Multivers.

Mais le Païen contemporain est légitimement fondé à se demander en quoi cette fantasmagorie cosmologique d’un autre âge concerne le monde d’ici et maintenant avec ses galaxies, ses atomes, ses molécules et ses jolies mitochondries. Toutes ces sphères d’antan sont bien belles, et l’on aimerait bien y naviguer comme jadis, mais ces eaux célestes sont à jamais taries et disparues les cartes qui menaient à ces îles. 

Or, toutes ces réalités, pensons-nous, ne relèvent pas de la troisième sphère diacosmique, la plus basse, celle que la science moderne peut explorer et que les anciens appelaient le monde sublunaire, que nous appelons quant à nous le monde des forces. Pour y avoir accès, la recherche confinée dans l’espace et le temps ne sera d’aucun secours. L’exploration n’est que vaine explosion de l’ego hors de lui-même. Pour sortir de ce monde confini, il faut s’ouvrir à l’intérieur. Et les chemins de ces contrées ont été depuis longtemps envahis de broussailles et de ronces.

Pour l’immense majorité de nos contemporains, ce monde est le seul qui existe : son extension est indéfinie en termes d’ampleur, mais sa nature est très limitée en termes d’intensité : il n’est qu’un assemblage d’atomes et de molécules dont les structures les plus infimes reproduisent à peu de choses près celles de ses structures les plus grandes : les galaxies. 

Perdu dans ce monde pulvérulent, exilé de lui-même car dépourvu de centre (Jean Borella), ce morne monde dont les motifs se reproduisent à l’identique quelle que soit l’échelle et quel que soit le point d’observation, un phénomène aléatoire appelé vie s'est pourtant faufilé, qui, de manière plus aléatoire encore, a donné lieu à un rejeton plus complexe encore appelé conscience. Aussi est-il plus que probable que, dans ces moutons de poussière innombrables que sont les galaxies, d’autres acariens méditent sur l’étrangeté de leur existence et écrivent des blocs farfelus. En tout cas, un tel monde est agité au hasard par des forces aveugles et la conscience n’y est présente que par accident.

Pour nous, ce monde n’est qu’une apparence, une écorce (Fig.2) comparable à celle de la terre sur laquelle nous vivons : il est la partie terminale et visible d’une structure infiniment plus vaste et complexe, mais qui échappe en grande partie à nos sens, et entièrement à l’investigation scientifique. Non pas d’ailleurs que celle-ci soit impuissante, mais son efficacité est logiquement limitée à son champ d’investigation : on ne saurait enquêter sur ce qui n’est pas censé exister.

Au-dessus de la sphère lunaire commençait pour les Anciens un autre domaine ontologique, caractérisé non par le désordre et les mouvements aléatoires, comme pour notre monde d’ici-bas, mais au contraire par des mouvements circulaires, réguliers et ordonnés, dont le caractère cyclique était vu comme la marque certaine d’une plus grande harmonie et d’une plus grande proximité avec le cercle du Même.

Nous sommes ici dans ce qu’on appelait jadis les Cieux : l’étoffe dont ils étaient faits était, certes, constituée de matière, mais d’une matière plus subtile que celle, chaotique, dont est fait notre séjour sublunaire. Ainsi les quatre éléments ne s’y livraient pas comme ici-bas une guerre sans merci, mais avaient-ils recouvré là-haut leur unité originelle en leur quintessence, cette matière subtile appelée éther, dont mainte tradition cosmologique portait témoignage. En certains point précis des cieux, d’ailleurs, cette matière spirituelle était même lumineuse : ces lieux privilégiés recevaient le nom d’« astres », et avaient entre autre pour fonction de distiller la lumière divine venue d’en haut et de la transmettre aux étages inférieurs de l’univers.

Car ce monde de l’âme, surmontant celui des corps, n’était pas encore le dernier ni le plus parfait : un autre monde le surplombait encore, plus sublime et plus éblouissant : mais ce monde-là, on hésitait à le qualifier de « monde », tellement il se confondait avec l’éclat de l’Unité divine devant les yeux éblouis des sages. Les Anciens le nommaient « empyrée », et le voyaient peuplé d’éternels et flamboyants paradigmes appelés « Idées » s’ils étaient Platoniciens, ou de hiérarchies angéliques s’ils étaient Chrétiens. C’était là le sommet de toute nature, la Surnature, le lieu ponctuel appelé Être et qui, au-delà de tout espace et de toute temporalité, rendait l’univers tangent à l’Un vers lequel il tend sans jamais l’atteindre.

Voilà ce qu’est, selon nous, la véritable Nature dont nous recevons chacun et chacune l’enseignement, à travers le spectacle que les Dieux nous dispensent à chaque instant, à la fois semblable et différent pour chaque individu. C’est ce spectacle qu’il nous est demandé de lire, avec les lunettes du rituel dont les verres sont les mythes et les symboles.

Dans le rituel, en effet, notre cosmogonie ne saurait être autre que celle des Anciens, c’est-à-dire une cosmogonie existentielle, anté-copernicienne : c’est celle-là seule, en effet, qui est rituellement efficace et opérative pour nos âmes, et non la cosmologie contemporaine qui, certes, est scientifiquement exacte, mais qui n’est pas vécue. Pour un Païen engagé dans sa session rituelle, c’est bien le soleil qui tourne autour de la terre, et non l’inverse ; et c’est en ce sens que nos religions, d’abord rituelles, sont des religions de la Nature.

Et c’est sur la terre, et la terre plate, que se déroule ce rituel, car la terre est, en tant que support de toute existence, le référent absolu de toute expérience. Voilà pourquoi elle est nécessairement plate, rituellement parlant bien entendu. En ce sens, donc, nous sommes bien des Païens, c’est-à-dire des gens du terroir : nous nous enracinons dans l’expérience concrète de l’ici et du maintenant, et nous ne renions pas le monde dont nous sommes issus.

Pour autant, n’allons pas imaginer que les Anciens n’avaient pas fait, à leur manière, leur révolution copernicienne : ils avaient imaginé un monde dont le centre n’était pas, comme nous le suggère l’existence empirique et immédiate, basé sur la matière et le corps, celui de la condition individuelle ; mais au contraire ils concevaient volontiers un monde dont le centre était le soleil, c’est-à-dire l’incandescence de l’Être pur se connaissant lui-même en même temps qu’il connait toutes choses.

Ces deux mondes étaient bien, en fait, le même monde, mais envisagé selon deux perspectives différentes et, pour tout dire, opposées. Peut-être étaient-ils comme les deux hémisphères d’une réalité plus haute encore, surnaturelle cette fois : la pelote d’Ariane enroulée, puis déroulée ; le labyrinthe extérieur et le labyrinthe intérieur, le labyrinthe intestinal et le labyrinthe cérébral qui, leur dualité surmontée, font sortir à jamais de tout labyrinthe…

Le première cosmovision, hylocentrée, c’est-à-dire centrée sur la matière, était celle du monde ordinaire des rites de la religion populaire quand la seconde, noocentrée, c’est-à-dire centrée sur l’intellect, était le résultat d’une démarche de remémoration par l’âme de sa propre origine et d’enquête sur la nature véritable des choses. Ayant abouti à un saut épistémologique renversant, faisant apparaître l’environnement familier sous un jour radicalement étrange et nouveau, ses conclusions pouvaient s’avérer choquantes pour le vulgaire et devait, à ce titre, être gardées sous le boisseau pour ne pas engendrer de désordre. C’était là la cosmogonie ésotérique, celle des Mystères.

Ces deux degrés de visions du monde correspondent à deux degrés de Nature, que nous avons envisagés au début de cet article et entrevus dans des articles précédents : ils renvoient aux deux dernières sphères diacosmiques, celle des sept cieux et celle du monde sublunaire que les platoniciens appelaient respectivement monde intellectif et monde sensible

Ces deux ordres naturels se différencient non par leur essence, mais par leur degré de puissance. Le monde intellectif, qu’au moyen âge le génial théologien irlandais Jean Scot appela « Nature Naturante » et qu’au XXème siècle le philosophe Henry Corbin désigna sous le nom de « Monde Imaginal », est la cause ontologique et symbolique du monde matériel et son archétype générateur. Aussi, le monde où nous vivant est-il appelé par Scot Erigène « Nature Naturée » : il en est l’expression passive, étant, pour ainsi dire, à la Nature Naturante ce que le phénotype est au génotype.

Tout homme ou toute femme, donc, pleinement conscient de son humanité, doit vivre selon l’accord de ces deux degrés de nature, afin que la Nature Naturée soit pleinement intégrée à l’univers et ne soit pas coupée de l’irrigation ontologique en provenance de la Nature Naturante. Car c’est à l’Homme que revient, dans l’univers, le rôle crucial de servir de lien entre ces deux ordres de nature. C’est là l’origine de la fonction sacerdotale potentiellement présente en tout individu humain, et ce sacerdoce est la raison d’être ultime de l’humanité.

Toutes les déprédations actuelles que les humains font subir à la Nature Naturée proviennent de l’ignorance de cette responsabilité cosmique, résultant elle-même de l’ignorance en laquelle l’Homme se trouve de sa propre nature. Fantasmant eux-mêmes leur impuissance, en effet, les humains réduits depuis quelques siècles à l’état d’individus ont délaissé l’action magique au profit de l’action technique, et ce sont eux-mêmes pensés comme des machines, laissant s’évaporer leurs âmes en un processus vicieux de réification séculaire. Ils ont dévoyé leur vocation démiurgique et, d’artistes, sont devenus ingénieurs.

En même temps qu’ils perdaient la notion des mondes supérieurs, les humains engagés dans la modernité perdaient leur citoyenneté cosmique et la conscience de leur pleine stature. Confinés dans lÂme Nature dont nous avons fait état dons un article précédent (I comme Intellect), les hommes ont perdu de vue lÂme Sagesse, et ne savent plus désormais mener les transactions qui permettent de passer de la décantation à l’incantation ; ils ont oublié les équivalences entre la lumière, l’ordre photique, et la parole, l’ordre phatique, qui se tressent mutuellement sur la baguette de l’ordre physique, cette verge que porte notre Guide Vénéré, le Dieu aux talons ailés. Leur parole est désormais éteinte, et leur lumière, silencieuse.

Mais, loin des drames infinitésimaux qui se déroulent à la surface des choses, Rhéa, la Mère Universelle de toute existence, continue à couler de source, car sa nature à Elle consiste à engendrer la Nature sans discontinuer : Elle est le Puits de l’Évidence, d’où tout s’écoule de source sûre. Elle sait bien que l’Homme est une plante céleste (Platon, Timée 90 a-b), dont la culture délicate nécessite des soins divins ; Elle sait aussi qu’en sa saison, cette plante semble échapper à tout contrôle ; mais qu’importe, si c’est pour qu’elle donne ses plus merveilleux fruits : une fois la vigne taillée, la vendange n’en est que meilleure.

Elle sait de science certaine, la Mère des Mondes, que la Nature s’infinitise en l’Homme, qui seul peut la porter à incandescence et la rendre transparente à elle-même ; Elle le sait car Elle y a posé son sceau comme une loi qui agit en chaque point de chaque monde : la loi d’arborescence universelle. Arborescence externe des forêts, arborescence interne des neurones, arborescence céleste des foudres sur le ciel d'ardoise et discrète arborescence du mycélium dans l’obscur matelas de l’humus ; arborescence écarlate du sang dans la chair et arborescence abstraite du sens dans dans l'esprit, arborescence obscure des fissures du Destin et lumineuse arborescence de la Providence.

Ainsi a-t-elle tissé l’éternelle nature pour en faire son manteau.

Ainsi a-t-elle écrit le Texte universel du Livre Miroitant de la réalité dont les pages innombrables se lisent mutuellement, creusant à l’infini le mystère fractal de l’Être. Car le Tout jamais ne cessera de se raconter lui même à lui-même, et l’Être sans cesse poursuivra sa conspiration : de cosmos en chaos et d’inspirale en expirale, de processions existentielles en conversions essentielles et d’expérience en impérience, oscille à jamais l’immense respiration de l’Être, scandant l’immobile éternité, la corolle infinie où l’Un se cache comme un parfum parfait, indicible et insaisissable fragrance des choses.
  












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