mercredi 19 juillet 2017

K



L’Abécédaire du Petit Père Païen
K comme Korrigans, Fées et Lutins : Petit Peuple. Esquisse d’un traité de microthéologie.

O Muses, Dames des Cimes, apportez-moi la plume de justesse pour peser l’impondérable avec toute la précision requise, et pour rendre justice à l’indicible. Omen sit !

Qui n’a jamais vu, par un lumineux matin d’automne, le soleil jouer soudain sur un fil d’araignée errant dans l’air, le rendant brusquement manifeste alors que, trop ténu, il restait jusque-là invisible ? Ainsi le plectre d’Apollon joue sur les cordes innombrables de la grande lyre de l’existence.

Ce qu’on a coutume d’appeler le Petit Peuple a un mode d’existence très proche de ces filaments subtils, et c’est pourquoi beaucoup en ont entendu parler, mais bien peu en ont perçu la réalité. Avoir accès à la Cour des Merveilles s’avère d’ailleurs non seulement difficile, mais encore plutôt dangereux.

La fréquentation des Elfes, Fées, Satyres et autres Gnomes (tant leurs noms et catégories sont nombreux) est en effet hautement problématique, et suppose en premier lieu un état d’esprit très particulier. De même que les étoiles n’apparaissent qu’à la faveur de l’obscurité nocturne, la « Gentilhommerie » ne se rend visible que lorsque la conscience ordinaire est mise sous la boisseau, soit par le sommeil, soit par une absence, soit à la faveur d’un état particulier de conscience où cohabitent en quelque sorte absence à soi-même et « présence d’esprit ». Les Numules (Dieux minuscules) sont comparables à des lucioles métaphysiques, et les Muses sont des sortes de cigales surnaturelles : comme pour leurs congénères corporelles, l’air est tellement saturé de leurs chants qu’on finit par le plus les entendre.

Car les Gens du Pays de Cocagne sont eux-mêmes proches et lointains, absents et présents ; leur espace-temps est différent du nôtre tout en l’imprégnant intégralement : il forme la partie liminaire du monde imaginal, qui se situe entre notre monde sensible et le monde intelligible. Ce monde est pour ainsi dire tangent au nôtre, et l’on y a accès par de nombreuses portes, quoique celles-ci aient tendance à se faire de plus en plus rares.

Ces portails de l’Autre Monde ont un caractère paradoxal : à jamais fermés au présents, ils sont en revanche entr’ouverts à tous ceux qui, peu ou prou, sont absents : rêveurs, déments, mystes, dormeurs ou…défunts. Ce paradoxe provient de la nature des êtres à qui l'on a affaire, ainsi qu’au type de lieu où ces êtres vivent. Aussi se doit-on d’exposer ici quelques notions de microthéologie et d’écologie spirituelle.

« Où » vivent donc ces Lutins et Farfadets ? Nulle part, répond Aristote. Partout, répondent Socrate et Pythagore. Ces créatures sont quelque peu quantiques avant la lettre : elles vivent à la fois au-delà de l’horizon et tout près de nous, jusque dans nos maisons (comme nos Lares latins et les Domovoï slaves, leurs cousins). C’est pourquoi, sans doute, les Gaulois leur ont parfois donné le nom de Deae Proxumae (les Fées Prochaines).

Leur rapport au lieu est déterminant : contrairement aux grandes Divinités qui dominent les panthéons de leurs statures souveraines et qui sont ubiquistes, les Dieux Plébéiens sont volontiers attachés à la topographie, à tel point qu’ils peuvent s’avérer fort différents suivant le lieu où ils vivent. Ainsi, les Nymphes des eaux douces s’appellent-elles Naïades, quand celles des mers s’appellent Néréides et celles des Océans Océanides ; et l’on distingue volontiers des Korrigans des landes et des Poulpiquets des vallons…

Car la surnature a aussi ses biotopes, et ces derniers viennent parfois interagir avec ceux de la nature. C’est au confluent de ces deux mondes que nous pouvons, si nous avons de la chance et si les conditions sont favorables, être le témoin de ces théophanies nymphales dans le mystère spontané des clairières et des haies.

A la limite de notre monde et du monde imaginal existe en effet une frange étrange où l’éther, paradigme spirituel de notre matière, stagne et forme une sorte de nappe, comparable à celles que le brouillard étend parfois sur les prairies en fin de nuit. Cette nappe, la Nappe Phrénatique, possède des propriétés particulières :  formée par la condensation de l’éther au contact de notre monde, avant qu’il ne se décompose en quatre éléments, elle est capable de refléter, un peu comme dans un mirage, les formes des êtres qui vivent dans la partie la plus basse du monde imaginal, c’est-à-dire dans la canopée de l’Arbre Divin (Fig.1).


C’est grâce à cet isthme que nous pouvons, dans certaines conditions, apercevoir des Gens de légende. On peut comparer les rapports mutuels de notre plan existentiel et de l’écran formé par la nappe phrénatique à ceux qui s’établissent entre la surface topographique et celle d’une nappe phréatique : elles ne sont pas parallèles, mais se recoupent en certains endroits précis : ces endroits, où la nappe phréatique affleure, sont les sources. Et si l’on veut avoir accès à l’eau en profondeur, on peut aussi creuser un puits : cela s’appelle, en termes hiérotechniques, un sanctuaire. (Fig.2).


Ces lieux très particuliers forment des sortes d’îles chthoniennes, que les anciens Irlandais appelaient des Sidh, et qui correspondaient souvent aux tertres funéraires. Étant donné la symétrie existant entre les deux espace-temps, on peut aussi les comparer ces endroits privilégiés à des lacs ou à des marais : ce qui est éminent d’un côté étant logiquement déprimé de l’autre, et inversement. Il va de soi que le vocabulaire topographique utilisé (haut/bas, étendue…) est ici purement métaphorique

Les conditions de spatialité et de temporalité de ces Cités Invisibles sont d’ailleurs très particulières, et ont été décrites dans de nombreux contes et légendes. Les propriétés de notre monde, formé de matière et caractérisé par l’étendue et la durée, s’y trouvent singulièrement modifiées et sujettes à distorsions : on cite l’exemple d’humains qui, après un bref séjour dans le Val d’Antan, ne peuvent reconnaitre leur cadre familier à cause de siècles innombrables qui se sont effectivement écoulés dans ce versant de la réalité. Cette étrange temporalité est souvent perçue comme l’extrême ancienneté du « il était une fois » : on parlera donc du Jardin de Jadis, puisqu’on est ici pour ainsi dire dans l’antichambre du Mythe, dont les bataillons surnaturels sont en quelque sorte les figurants.

De même, la topographie surnaturelle présente-t-elle, par rapport à la nôtre, quelques bizarreries : des distances considérables peuvent y être parcourues en des durées infimes ; l’ubiquité y est monnaie courante, et les tailles des objets sujettes à une certaine élasticité. C’est pourquoi celles et ceux qui se sont rendus dans ces contrées doivent avoir recours, pour décrire leur expérience, à des procédés narratifs particuliers. 

On situera volontiers la Métaphorêt, par exemple, dans un « lieu » souterrain ou subaquatique, exprimant ainsi le fait que ce monde est « derrière » le nôtre et forme par rapport à lui comme un « Pays sous-jacent ». On rendra compte des rapports mutuels entre extériorité et intériorité, très complexes et difficilement exprimables, à l’aide d’un vocabulaire lié aux grottes (la célèbre Antre des Nymphes de l’Odyssée XIII, 102-112) ou aux bâtiments à l’architecture improbable : le Château d’Elfe, situé en un lieu impossible à retrouver (car c’est un lieu intentionnel et interactif), s’avèrera beaucoup plus vaste à l’intérieur que la contrée même qui le contient. C’est là encore un paradoxe, trace du pas de la Fée sur notre sol familier.

Toutes ces étrangetés sont autant de signes de la nature même de ces Dieux Plébéiens, nature foncièrement étrangère à ce monde. Les Microthées ressortissent en effet de la nature divine, radicalement différente de la nôtre. Mais contrairement aux Dieux Majeurs, Dieux Patriciens dont le mode d’être est basé sur une forte personnalité, les Dieux Mineurs existent volontiers sous le mode collégial, voir collectif, du peuple ou de la nation. Leurs noms sont en effet rarement connus, leur nombre souvent indéterminé et leur individualité même est la plupart du temps incertaine. 

Ces populations surnaturelles existent dans toutes les cultures et dans toutes les mythologies, et leurs dénominations sont extrêmement nombreuses et variées. Toutefois, nous pouvons, pour faciliter leur étude, les embrasser collectivement sous l’appellation grecque de Démons (Daïmones), et nous lancer ainsi dans l’examen de quelques notions de démonétique.

L’étymologie courante du mot Démon le fait dériver du verbe grec daiô : « distribuer, diviser ». Cela peut s’interpréter de deux manières possibles : soit le Démon est un distributeur de fortunes et de sorts, soit il est lui-même assigné par Zeus ou par le Destin à la garde d’un individu humain ; le plus célèbre de ces Démons était celui de Socrate, dont ce dernier disait qu’il lui « faisait signe », et qu’il l’empêchait de commettre certains actes préjudiciables à son âme.

Le terme grec daïmon est un terme générique qui recouvre une réalité à la fois large et variable. Les démons sont, en général, des divinités mineures, intermédiaires entre les Dieux et les mortels. Si l’on considère que les Dieux peuvent être comparés aux nerfs du grand corps cosmique, les Démons en seraient, en quelque sorte, les terminaisons, en contact direct avec les récepteurs sensoriels ou les muscles. Dans ce système arborescent, les Dieux majeurs peuvent par conséquent être mis en parallèle avec les axones neuronaux, et le noyau peut être symboliquement rapporté à l’Un (Fig.3 et 3 bis).



Les Démons peuvent donc être définis comme des esprits d’existence, des catalyseurs de présence, des agents surnaturels indéterminés mais déterminables. On peut donner du terme Démon d’autres étymologies, cratyliennes celles-ci (c’est-à-dire « imaginaires » pour nos philologues), dans le but de compléter ces définitions et de rendre compte du statut démonique dans la hiérarchie des êtres. Ainsi, le daïmon pourra être appelé ainsi parce qu’il divise (daiô) la Monade ; ou encore parce qu’en lui l’éternité (aïôn, celle des Dieux) s’est changée en simple permanence (diamonê) ; ou parce qu’il est considéré comme un moniteur divin, un démoniteur en quelque sorte. On peut également y lire l’expression d’un divin manifesté comme peuple (démos), comme lien (desmos) reliant le mortel et l’immortel, voire comme peau de la Personne Divine suprême (derma), interface entre le Divin et sa Nature.

L’équivalent latin du démon, le Génie, peut à son tour nous donner quelques précisions sur la nature théologique de ces entités. L’étymologie de genius dériverait du verbe genere, qui signifie « produire », « créer ». On met ici l’accent sur l’aspect efficace de ces divinités dans le monde concret, et sur leur profonde affinité avec le destin des personnes et des choses, dont ils semblent être les complices, voire les agents. C’est particulièrement le cas des Fées, dont le nom dérive justement de fatum, et qui président à la destinée particulière des individus. 

Ainsi, les Génies ou Démons résultent-ils de la restriction du courant d’être issu d’une divinité majeure, c’est-à-dire de sa spécialisation dans une catégorie ontologique particulière (cosmique, psychologique, rituelle ou autre) appelée épiclèse. Une épiclèse est une épithète divine qui spécifie un mode d’action propre à cette divinité, et qui en précise ainsi la puissance tout en restreignant son domaine d’application.

On voit bien, dès lors, que la spécialisation s’accompagne d’une sorte de spatialisation, et que ce processus de particularisation de la puissance divine suit un modèle arborescent. A partir du nom générique de la divinité (Par exemple Zeus) se déploient des fonctions de moins en moins génériques (Zeus Brontaios, le Tonnant, Zeus Polieus, celui de la Cité, ou Zeus Ktésios, protecteur de la propriété), assumées par des Anges, jusqu’à des entités limitées à des lieux précis (le Zeus de l’autel de Démétrios) ou à des personnes précises (le Zeus personnel d’untel ou untel) assumées, elles, par des Génies. C’est pourquoi les Anciens aimaient à dire que le Génie est une involution particulière de Jupiter, et c’est pourquoi nous parlons volontiers à ce propos de microthéologie.

Partant, l’immense variété de ces populations démoniques, de ces Laodémons, n’étonnera personne. Pour tenter d’y voir un peu plus clair dans ce grouillement surnaturel, essayons d’y distinguer quelques catégories simples. Plusieurs classements peuvent être envisagés, mais on peut en retenir globalement trois. 

Le premier, très pragmatique, distingue pour les humains de « bons » et de « mauvais » démons, suivant l’effet de leur activité. Les « bons », appelés Eudémons, se manifestent par une puissance de joie (gaudipotens) et leur nom désigne en grec le bonheur (Eudémonia). Les « mauvais », dits Cacodémons, sont au contraire dépositaires d’une puissance de malheur (funipotens) et sont responsables de destructions diverses (ils sont alors lymantiques) ou de maladies plus ou moins graves (démons nosogènes). Ces Démons délétères ont été représentés avec une saisissante acuité dans les tombes étrusques, avec une carnation bleuâtre et des taches cadavériques sur le corps. Encore appelés « Alastores » ou Démons vengeurs, ce sont eux qui sont responsables des tourments qu’éprouvent certains défunts par défaut de protection. C’est en outre à ce genre de démons que les chrétiens ont assimilé toute l’engeance démonique afin de discréditer la science démonétique, discrédit dont on ne saurait trop rappeler les conséquences néfastes. 

Le deuxième classement retient pour critère l’appartenance mythologique du Démon envisagé ; on peut en effet rattacher chacun des Dieux mineurs à un cortège mythique : les Satyres, par exemple, font cortège à Dionysos, ainsi d’ailleurs que les Ménades et les Silènes. Le cortège d’Hécate est constitué de Nymphes et de Démons divers, ainsi que de Spectres. Celui de Zeus comportera essentiellement des Courètes, ces Démons qui, dit-on, entretinrent jadis un grand tapage autour du berceau du Dieu afin de le soustraire à l’appétit paternel. Ils sont probablement les cousins des Maruts, ces garçons d’orage turbulents et rapides qui constituent le cortège du Zeus Indien, Indra.

Car ces troupes divines, comme on l'a vu, existent dans toutes les cultures mythologiques, et les Dieux de chaque tradition polythéiste sont comparables à des comètes suivies de leur panache démonique…Cette sorte de noblesse cosmique que constituent les Dieux vassaux détient tout logiquement des fiefs ontologiques, qui, en général, consistent en des natures particulières auxquelles ils ont pour mission de présider. Ils exercent sur elles une sorte de magistrature cosmique, la physiarchie, que leur ont confié ces Archontes de la cité universelle que sont les Dieux majeurs.

Ainsi, le troisième classement est, quant à lui, basé sur la fonction exercée dans le cosmos par l’entité considérée. La raison d’être de l’ordre démonique est d’établir une connexion synaptique entre l’étendu et l’inétendu, entre le particulier et l’universel. Un Démon est comparable à un rameau de l’intellect engagé dans la matière, afin de présider à une existence partielle et d’être le tuteur d’une nature particulière, dont il a pour mission d’effectuer l’anamorphose. Parmi les démons, les uns exercent leur tutelle sur des âmes (la psycharchie), les autres sur des êtres non rationnels comme les animaux ou des plantes, ; certains enfin, sur des lieux ou des objets.

Les Démons préposés aux âmes ont déjà été envisagés dans un article précédent (I comme Intellect). Ils sont en quelque sorte, dans ce théâtre cosmique où nous devons jouer de notre mieux les rôles qui nous sont échus, nos souffleurs de vie. Ils sont, dans le Mystère de l’existence, les mystagogues de nos vies et les hiérophantes de notre destin. C’est en eux et par eux que nous sommes hypostasiés et que nous pouvons entrer en contact avec la divinité : ils sont comme le reflet du Dieu en nous, la forme que prend notre quête de la divinité.

Le Génie, en chacun de nous, est à ce titre le dépositaire et le garant de la valeur intrinsèque de notre talent, c’est-à-dire de la capacité d’un individu particulier à exprimer l’essentiel, le total, l’éternel. Ce talent est pour ainsi dire la puissance cosmique propre à une personne : il correspond, chez les mortels, au Numen des immortels, c’est-à-dire à leur part de puissance, à leur mode d’action propre dans le Cosmos. Le Génie est comme un type monétaire dont une existence serait une pièce. Il n’est autre qu’un Dieu dont le domaine propre est notre âme et qui, en ce fief, peut battre monade par prérogative divine.

De plus, pour agir conformément au Destin, notre Génie doit épouser notre destinée, c’est-à-dire notre Fortune personnelle qui est la personnification de notre âme. Afin d’être efficace sur notre matière intérieure, qui est son champ d’action ou chora, il s’appuie en outre sur deux assesseurs, les Lares, ces démons dont la fonction spécifique est de présider aux lieux selon un mode focal, en tant qu’esprits du foyer.

Et c’est par ces Lares que nous abordons les catégories de Génies qui président à des réalités naturelles, extérieures à l’être humain. Car les Démons gardiens ne constituent en définitive qu’un cas particulier de l’ordre démonique en général. La Nature, en dehors de l’homme, est en effet saturée d’esprits et de Génies dont la raison d’être est de relier notre monde aux mondes supérieurs, et notamment au monde qui surplombe immédiatement le nôtre, le monde imaginal

De tels esprits résultent en général de l’impact d’un regard divin sur la nappe phrénatique (voir supra) qui s’étend entre les deux mondes susmentionnés, tel un voile onirique aux replis moirés, ou un tissu légendaire qui fournit leur étoffe aux héros. Les Démons utilisent cette couche intermédiaire pour se draper d’éther et se donner ainsi une corporéité ; c’est d’ailleurs à cette condition que nous pouvons éventuellement espérer les entrevoir.

Les plus courants d’entre eux sont appelés Genii loci par les latins, Landvaettir par les islandais ; nos contes et légendes en fourmillent sous l’appellation de Lutins, Ondins, Farfadets, et tout le satyrail. Les Lares sont un cas particulier du Genius Loci, et leur étude un peu approfondie nous permettra d’approcher de plus près la nature profonde de ces êtres liés au lieu, de ces Topodaïmones qui personnifient une certaine « humeur » de Mère Nature, ou, dit autrement, qui manifestent les émotions de cette âme universelle que nous percevons comme nature. Ils forment une sorte de faune surnaturelle (certains ne sont-ils pas précisément appelés Faunes ?), alors qu’on peut comparer les animaux à des sortes de démons naturels…

Ainsi les Lares (on hésite d’ailleurs entre le pluriel et le singulier) sont-ils représentés, la plupart du temps, par des serpents sacrés (en général deux), ou par des jeunes gens dansant. Si le génie dont ils sont les assesseurs exerce sa providence sur une portion du temps (un éon, un esprit d’existence), le lare exerce quant à lui sa puissance sur une portion d’espace, essentiellement chthonienne, à l’image du serpent qui le manifeste. Les lares sont comme des ondes existentielles, des courants telluriques domestiqués qui tissent l’esprit propre à un lieu particulier. Ils sont comparables à des mèches qui focalisent en chaque lieu la Présence Divine ; dans l’horizontalité existentielle, ils témoignent de la présence immanente de l’Axe cosmique (Fig. 4). C’est pourquoi ils sont particulièrement vénérés aux foyers et aux carrefours.


En tant que gardien de la sacralité locale, le Lare peut très facilement mettre en évidence l’extrême fluidité des identités du Petits Peuple, car tout esprit d’ordre démonique peut, s'il est permis de parler ainsi sans impiété, être décrit en termes d’équivalent lare, si l’on considère, précisément, son « champ » d’action sous un mode spatial. Ainsi, les Mânes peuvent-ils aisément être considérés comme des Lares funéraires, le Génie comme un Mâne en devenir et comme un Lare corporel, la Lase (forme héroïsée des défunts) comme un lare psychique, un Faune comme un Lare forestier, etc.

Le caractère chthonien et serpentin du Lare est également un signe sur de son origine : les Lares ont partie liée avec l’inframonde et avec la tombe. En effet, c’est lors du sacrifice funéraire que notre Père Énée offrit aux mânes de son père Anchise que se manifesta pour la première fois le Lare sous la forme d’un grand serpent. En outre, les Lares sont dits fils d’Acca Larentia, ou Lara, une des manifestations de Proserpine, la Mère des Morts. Maître des mues et des mutations, le Lare relie toute chose actuelle et impermanente à son origine divine et pérenne.

Et cela n’a rien d’étonnant, car l’Esprit de Famille que manifeste le Lare est évidemment lié à l’ancestralité. Mais il y a plus. L’équivalent Grec du Lare est l’Agathodaïmon ou « Bon Génie », dont la théophanie est un serpent et dont une tradition solidement établie enseigne qu’il est la manifestation posthume des hommes de l’Age d’Or, race parfaite d’un temps parfait situé sous le règne révolu de Chronos. Or, Platon témoigne que ces Chrysanthropes furent changés par Zeus, après leur mort, en bons Démons chargés de veiller sur les mortels

L’Âge d’Or, justement, prit fin lorsque Zagreus, le Fils et Héritier de Zeus, fut tué et démembré par les Titans avides. Son corps, alors dispersé, se mêla intimement à la matière de ce monde et donna naissance, en se décomposant, à de nombreux êtres, naturels comme surnaturels. Parmi les premiers, on peut compter, on le sait (voir H comme Humain), les hommes issus des vers qui se nourrirent de la chair éthérique du Dieu en décomposition. Parmi les seconds vinrent à l’existence des feux follets qui émergèrent des parties les plus subtils de ce corps, formant ainsi la fameuse nappe phrénatique que nous avons mentionnées plus haut. Ces feux follets sont à l’origine des Numules : ces derniers sont donc issus des humeurs du Dieu noyé dans le courant du Devenir.

Et c’est cette parenté avec les microthées qui nous permet, non seulement d’entretenir des relations avec eux, mais encore d’avoir accès, par leur truchement, à la sphère divine. Car les Gens d’Éther peuvent être comparés aux micro-organismes omniprésents dans le monde matériel : ils infestent non seulement les milieux extérieurs, jusques aux plus extrêmes, mais aussi notre milieu intérieur lui-même, où ils sont présents par dizaines de milliards.

Et, non contents d’être plus nombreux en un seul individu humain que l’humanité elle-même, ils exercent des fonctions indispensables à notre équilibre biologique, en nous permettant, notamment, de nous nourrir et d’assimiler les éléments extérieurs par la digestion. Eh bien, la vie démonique est à maints égards comparable à la vie microbienne. Et, pour nous en convaincre, nous porterons cette fois notre attention sur les Nymphes, ces esprits féminins de la nature appelées Fées dans notre moderne occident.

Nous avons vu précédemment que les Nymphes connaissent des appellations variées non seulement en Grèce, mais encore dans les différentes aires de civilisations européennes. En pays latin, elles portent en général le nom de Camènes, catégorie marquée par une importante dimension poétique et prophétique (elles ont d’ailleurs été assimilées aux Muses), mais également de Lymphes, ces dernières étant particulièrement liées aux eaux.

Qui sont les Nymphes ? Suivantes de Diane, la Déesse lunaire qui personnifie dans le microcosme la pensée dianoétique (c’est-à-dire discursive, raisonnante : c’est pourquoi elle est toujours en chasse), elles incarnent l’impact de la pensée divine et sa pénétration dans la nature matérielle. C’est pourquoi la fable nous les montre volontiers dansants près des sources ou habitant les arbres et les rochers.

Leur nom évoque également la notion de mariage et de fiançailles : les fiancés sont nymphai et nymphoi. Elles président notamment au bain rituel, et la « porte des nymphes » désigne l’organe sexuel féminin. C’est là un puissant faisceau d’indices symboliques qui nous poussent à contempler le mystère suivant : les nymphes nous baignent à la fois du dehors et du dedans. Elles nagent dans les lacs et les ruisseaux comme dans notre liquide céphalo-rachidien, ou les eaux amniotiques qui portèrent notre existence ici-bas. Bref : elles habitent nos moindres humeurs, et il n’est pas interdit de croire que les Néréides de la mer sont le même esprit d’amertume que celles de nos larmes.

Elles président aux passages existentiels et aux métamorphoses de l’âme comme à celles de la nature ; aussi l’entomologie appelle-t-elle phase nymphale l’étroite et périlleuse issue qui permet de passer du stade larvaire au stade…Imaginal. Ces Dames du Destin nous administrent ainsi les sacrements secrets de la nature qui jalonnent notre vie intérieure, en liaison analogique avec la marche éternelle des saisons : elles président à nos émerveillements, ces instants nymphaux qui font bourgeonner nos âmes en promesses de floraisons futures. Elles y trouvent, bien sûr, leur compte, car, telles des abeilles invisibles, elles ne manqueront pas, le temps venu, de butiner nos corolles psychiques pour y récolter le nectar de l’expérience en vue de confectionner leur miel d’azur, dont les Dieux nourrissent leur éternité et leur omniscience.

Ainsi, nous appellerons nymphatique le Petit Peuple des talus et des haies, et lymphatique celui qui batifole dans nos humeurs internes. Il y a donc ainsi des exothées, les Dieux de l’Olympe qui règnent sur l’univers dont ils sont les Puissances Souveraines, et les ésothées, divinités de l’Holymphe qui hantent les paysages sereins ou tourmentés de nos psychés. Finalement, la religion n’est rien d’autre que la reliaison de ces deux mondes et de ces deux catégories d’êtres, par le truchement de l’interface humaine. Les êtres lymphatiques en effet sont en symbiose avec nous, ils sont, pour ainsi dire, nos commentaux

Car chacun y trouve son compte : les Génies, d’abord. Nous avons vu plus tôt que leur existence dépend de l’impact du regard divin sur la Nature matérielle. Or, cette existence reste latente et incomplète si elle n’est pas en quelque sorte activée, actualisée par un regard humain. En d’autres termes, la divinité extérieure, omniprésente dans l’univers, ne passe de la puissance à l’acte qu’en présence d’un intellect qui, littéralement, vient la contempler et, par le culte, la fait croître et germer, c’est-à-dire lui permet de se manifester comme divinité en acte ici-bas. C’est le sens de la parole rituelle macte esto « sois augmenté ».

Ce mode particulier d’existence impersonnelle, hypostasiée de l’extérieur et de façon discontinue, trouve son expression mythologique dans le fait que les Gens d’Éther ne portent pas de nom, et surtout qu’ils ne sont pas considérés comme éternels à l’instar des Dieux, mais comme sempiternels ou de très longue vie. D’ailleurs, une catégorie particulière de Démons, les Démons liturgiques (Hiérodémons), a une durée de vie très particulière, qui est celle du rituel où ils agissent, et qui s’interrompt lorsque cesse celui-ci. Ce sont ces Démons, par exemple, qui viennent habiter les statues de culte, ou qui fournissent aux hommes des oracles.

Mais revenons aux Nymphes : leur action symbiotique se montre dans le fait qu’elles cherchent, afin d’en obtenir bénéfice, à susciter chez certains humains (qu’elles choisissent à cette fin), leur propre vision, et plus si affinité. C’est le cas par exemple lorsqu’elles doivent faire passer un message de l’éternité dans le quotidien. Elles n’hésitent pas, alors, à emprunter des formes animales comme celle, par exemple de la libellule (petite libelle), demoiselle des ruisseaux murmurants (ce sont justement les Camènes chantantes du Pays Latin). Il vaut mieux, alors, savoir déchiffrer le nymphogramme. Gare à celles ou ceux qui y manquent : les Camènes, comme tous les animaux, savent être cruelles.

Ainsi, certains humains ont-ils reçu des Nymphes une morsure destinale, l’assignature. Cette marque les rend très particuliers et leur font souvent adopter un comportement et un langage étrange, que leurs contemporains jugent en général déplacé, voir dément. C’est que les Nymphes ont cherché là à provoquer leur propre quête, et à emmener l’humain vers les contrées mystérieuses et, à terme, vers les divinités dont elles constituent le cortège (le plus souvent celui d’Artémis, de Pan, d’Hécate ou de Dionysos). Cette folie nymphale appelée nympholepsie peut avoir des aspects douloureux, voire tragiques : le « fada » n’est pas toujours à l’aise dans la société des hommes, bien qu’il soit aussi le « ravi ». Et la quête de Socrate l’a amené à boire la ciguë.

Mais les noces surnaturelles s’avèrent encore plus dangereuses : les contes nous enseignent qu’elles tournent souvent mal pour les nymphogames. C’est le cas par exemple de celles que contracta la célèbre Mélusine avec son amant mortel, Raymondin. Cependant, il arrive aussi que le mariage réussisse : c’est le cas de celui de notre bon Roi Numa et de son épouse, la nymphe némorale Égérie, qui lui enseigna la plupart des Traditions qu’aujourd’hui nous nous honorons de suivre ! Car nous pratiquons une religion Féérique et nous en sommes fier !

Au-delà de l’élection féale de mortels d’exception, ces « mousikoi androi » dont Hésiode est un des exemples les plus connus, le Petit Peuple, présent autour de nous et en nous depuis les origines, tout comme les mitochondries au cœur de nos cellules, est un auxiliaire précieux de la vie spirituelle de chacun et chacune d’entre nous. 

On aura remarqué la présence, dans beaucoup des cortèges divins, d’êtres purement surnaturels et mythiques (comme les Satyres ou les Nymphes) mêlée à celle d’êtres humains ou d’origine humaine (comme les ménades ou les spectres), que l’appartenance ou sacré cortège a en quelque sorte mythifiés ou surnaturalisés. Nous avons là, exprimé sous le voile de la fable, une révélation de première importance sur le rôle que joue la gent démonique dans notre intégration progressive à la vie divine.

L’exemple le plus intéressant à cet égard est celui des Courètes et des Corybantes, souvent confondus à tort. Les Courètes, comme on l’a vu plus haut, sont des Génies primordiaux qui dansèrent une danse armée autour du berceau de Zeus afin que leur père, le Dieu Cronos, n’entendît pas ses vagissements. Aujourd’hui, des compagnies de danseurs reproduisent rituellement cette danse extatique. Ce sont les Corybantes, danseurs armés de la Déesse Rhéa, la Mère de Zeus. Par ce rituel, ils se rendent contemporains de leurs modèles mythiques et deviennent comme eux, dans l’extase, les Gardiens de la Présence, les Prétoriens de la Foudre.

Fig.5 :  Courètes


 

Il en est de même pour les Bacchants et les Ménades qui célèbrent les Mystères de Dionysos : ils entrent dans le Saint Cortège du Dieu et accèdent ainsi à la Vallée Sacrée de Nysa où ce dernier vécut une enfance paradisiaque parmi les Satyres et les Nymphes. Il y a donc, grâce au Petit Peuple omniprésent, une voie rituelle ou mystique ouverte pour tous et chacun vers la Grande Merveille. Encore faut-il ne pas en avoir été sciemment éloigné par des doctrines aberrantes et calomniatrices à l’égard les Petites Gens.

Enfin, tout un chacun possède, nous l’avons vu, un Démon Personnel. Celui-ci relève du domaine lymphatique : c’est lui qui en est d’ailleurs le prince et l’organisateur ; et, à ce titre, c’est lui qui permet ou non à nos âmes de tisser des liens avec le domaine nymphatique, afin de devenir des âmes religentes et non négligentes. Car nous sommes avertis : « Gare à ceux qui s’égarent loin du regard des Fées ! Ils s’en vont à jamais dans des vallons absurdes » (Tables Démétriennes, XXXIV, Le Chemin des Camènes)

Certains hommes s’éveillent à leur Démon quand il leur arrive parfois de croiser son regard dans leur obscurité intime ou dans leurs lointains souvenirs d’enfance ; ils perçoivent aussi le reflet de son regard dans leurs émerveillements fugitifs devant l’éphémère splendeur des choses. Peut-être est-ce là la raison d’être des « peuples divins » : Elfes, Lutins et Fées ne seraient alors rien d’autre que la démultiplication de ce regard démonique provenant de « derrière » nos yeux. 

Et l’émerveillement résulterait alors de la rencontre entre le dehors et le dedans, provoquant en nous l’allumage de l’étincelle elfique, c'est-à-dire l’avènement du Démon perçu désormais comme compagnon et comme maître intérieur. La flamme ainsi allumée par cette rencontre delphique et musiaque est celle du « connais-toi toi-même » et nous entraîne du même coup à obéir à l’injonction pythagoricienne de « connaître son Démon » (vers dorés, 62) ; c’est une flamme voyante, un œil igné, un serpent Uraeus, et c’est la flamme de notre Vesta intime qui s’allume et qui indique que notre demeure est pure et que nous sommes désormais maîtres chez nous : les Prétendants ont été chassés. 

Ainsi donc, les Nymphes et les Faunes sont les clins d’œil de notre démon, entrevus dans le miroir des feuilles constellées de rosée. Mais en voilà assez de ces bavardages nympholeptiques ! 

Ô Camènes jolies, ne cessez jamais de chanter vos cantilènes sur mon chemin semé de merveilles ! Omen sit !