mercredi 21 juin 2017

I



L’Abécédaire du Petit Père Païen
I comme Intellect, Intériorité, Invisible, Âme

Dès que l’on se propose d’aborder l’intériorité de l’être humain en ses multiples dimensions incorporelles, on est rapidement confronté au problème de l’imprécision du vocabulaire, qui glisse très souvent dans le flou le plus complet. Les mots désignant notre monde intérieur, en effet, semblent interchangeables : combien de textes sur la question confondent-ils l’âme avec l’esprit, ce dernier avec l’intellect, voir le souffle, le mental ou autre double psychique ? 

Mais le flou et la confusion atteignent leur paroxysme lorsqu’on aborde le sujet de la spiritualité. Celle-ci est allègrement mise à toutes les sauces, si bien qu’une Bastet (qu’Elle me pardonne) n’y retrouverait pas ses petits, toute Déesse qu’Elle est ! Tout un chacun se réclame de cette si désirable spiritualité, la parant de tous les attraits possibles, ayant bien soin de l’opposer, comme il se doit, à tous les repoussoirs possibles : ainsi, la répugnante religion lui sert-elle couramment de faire valoir, à tel point qu’on peut voir à ce propos des tableaux comparatifs, comme dans les magazines de bien-être ! Parfois, assimilée à l’âme, la spiritualité est même décrite comme l’inverse de l’égo, ce pervers narcissique préféré de l’ésotérisme consommatoire, véritable Egodzilla ! On est là, faut-il le dire, au comble de la confusion.

Il va de soi, pour nous, que cette confusion relève des conditions crépusculaires où se trouve reléguée notre actuelle humanité. Aussi nous semble-t-il utile d’apporter quelque clarté dans cette ménagerie de chimères.

Dans l’article précédent, nous avons évoqué la triplicité ontologique constitutive de l’être humain : corps, âme et esprit. En français, ces trois termes correspondent respectivement au latin corpus, anima et spiritus, qui eux-mêmes traduisent les termes grecs sôma, psuchê, noûs. Il convient de s’intéresser d’abord à ces séries de trois termes, en examinant quelles sont les relations qu’entretiennent les trois entités qu’ils désignent, et ce qui les distingue.

Étant donné notre condition d’individus incarnés, force est de constater, tout d’abord, que deux de ces termes nous confrontent à une certaine difficulté : si le corps est facile à appréhender parce qu’il tombe sous le sens et parce que nous en « habitons » un, l’âme et l’esprit sont des réalités bien plus problématiques, à tel point, d’ailleurs, que nombre de nos contemporains règlent le problème en en niant tout bonnement l’existence.

Nous ne parlerons que peu, dans cet article, de la manifestation corporelle de l’être humain, si ce n’est dans ses relations à la condition psychique dont elle est la résultante nécessaire. Ce que nous percevons tous d’autrui et ce qu’autrui perçoit de nous à son tour comme le corps n’est en réalité qu’un corps, et, plus précisément, le dernier d’entre eux, aboutissement final d’un processus complexe de concrétion et d’extériorisation progressives d’une substance dont, pour la grande majorité d’entre nous, nous n’avons aucune idée. Il s’agit là du corps ostréeux, comme l’appellent les Néoplatoniciens, marqué par la sénescence, la dégradation et la mort, ultime naufragé d’un drame invisible dont l’origine nous est antérieure et dont l’enjeu dépasse infiniment notre condition présente.

Quant à l’âme, aucune réalité n’est aussi polymorphe ni protéiforme : il est difficile et risqué de se la représenter, car on tombe facilement dans de fausses représentations en appliquant aux incorporels les catégories du corps qui nous sont familières. De plus, le terme qui la désigne est un véritable aimant sémantique, et peu s’en faut que l’âme ne finisse par désigner toute réalité dont la subtilité excède nos capacités langagières : elle serait presque devenue un synonyme du je-ne-sais-quoi, un impondérable…bref, ce petit rien qui donne à toute chose un supplément d’elle-même, en somme ! 

En appréhender le sens est si difficile qu’on s’est évertué à la situer, à la quantifier, cherchant même à la peser, avouant par cet acte même notre impuissance à la comprendre, mais, en même temps, posant la première pierre d’une perception négative : l’âme étant incorporelle, son étude ne peut être abordée qu’avec l’aide de l’analogie et par la pensée symbolique. Nous ne disposons que de ses effets et ne pouvons la percevoir directement à partir du corps, sauf à nous placer nous-mêmes à son niveau épistémique

Quant à l’intellect ! Encore un qui n’a pas bonne presse dans les milieux ésotéristes et néopaïens, où il est synonyme de chicanes et de discussions byzantines, souvent associées d’ailleurs à l’égo si unanimement décrié par le chœur des…égos. Car on le confond à tort avec le petit singe ergoteur qui se balance frénétiquement sur son perchoir intérieur, ce bavard impénitent qui nous rappelle à chaque instant que nous nous devons d’avoir un avis sur tout. Tout le monde en parle, mais personne ne le connaît vraiment. 

C’est qu’il est tellement subtil ! Il se manifeste d’abord dans notre pensée, dont il est la cause, et dans nos langages, dont il est le fondement unique sans pour autant se confondre avec eux, car il est en lui-même ineffable. C’est lui sans doute qui nous pousse à cette quête dont nous méconnaissons bien souvent le but, quand nous n’ignorons pas la quête elle-même ; c’est lui aussi qui, pour cette même incitation, est à l’origine de notre verticalité, parce qu’il tend notre existence vers ce qui la dépasse ; c’est lui encore qui étale sous nos yeux les symboles et les synchronicités dont notre âme est si friande, et qui nous plonge parfois dans le bain de cette indicible et inaltérable joie, semblable au ciel d’or des icônes, où nous nous écrions silencieusement « chevreau, je suis tombé dans le lait… ». 

Rien à voir, donc, avec le mens, ce comptable mesquin, ce concierge de la conscience qui surveille nos vies et qui, tel l’Ascalaphos de la Fable, dénonce tous nos faits et gestes pour que nous restions au pouvoir de son Ténébreux Maître…

Corps en terre, âme en éther, esprit éternel : telle est donc la formule fondamentale de l’Homme. Mais quels rapports ces trois instances entretiennent-t-elles les unes avec les autres ? 

D’abord, chacune de ces trois entités résulte de l’autre, et en est la nécessaire manifestation à son propre étage ontologique. Chacune succède à l’autre dans un ordre descendant, de la simplicité à la complexité, de l’implicite à l’explicite, du caché au manifeste et de l’intériorité absolue à l’extériorité maximale.

D'abord, l’Intellect imite et limite l’Un dont il essaie en vain de se saisir : c’est le sens que les Néoplatoniciens donnent à l’épisode mythique de la castration d’Ouranos.  L’âme, à son tour, essaie de circonscrire la totalité, et d’expliciter l’éternité de l’Intellect au prix d’une spatialisation de l’être en existence, d’une spécialisation du sens en figures, et du déroulement indéfini de l’éternité en temps. Enfin, le corps, dressé en une éphémère tension hors de la matière, déferle comme une vague en son impuissant élan vers l’âme, pour venir mourir sur le sable matériel, retournant ainsi à la pulvérulence dont il est issu.

Si l’Intellect, ou Noûs, est absolument inétendu, l’âme est une entité intermédiaire, inétendue dans son étendue, ce qui lui permet d’émettre des corps, qui, eux, sont exclusivement étendus. Le même classement peut être fait en prenant pour critère l’un et le multiple : l’Intellect étant essentiellement un, l’âme à la fois une et multiple et le corps intégralement multiple.

Fig.1 : Situation médiatrice de l’Âme sur la Sphère Ontologique.


Ainsi l’Intellect est-il premier, tant dans l’ordre ontologique que dans l’ordre génétique : il est à la fois antérieur et intérieur à l’âme qui, quant à elle, en tant que réalité dérivée, occupe une place médiane entre la matière et l’esprit, entre le pesant et le pensant. Elle trouve donc son origine dans l’Intellect, qui est son axe générateur et structurant.

Par rapport à l’âme, l’Intellect est absolument stable et immobile : cette immobilité et cette stabilité dans l’être est appelée éternité. Il n’est pas sujet au changement et contient en lui toutes choses, car il est synonyme d’être en sa totalité. Cette totalité indivise est, pour ainsi dire, quasi ponctuelle et absolument silencieuse, car elle est saisie simultanément, intégralement et instantanément par l’Intellect en tant que Sujet Absolu, autrement dit comme une Personne connaissant intégralement sa Nature à laquelle elle reste perpétuellement unie, tout en en étant distincte. 

Ce sont ces caractéristiques théologiques qui ont sans doute amené les Anciens à personnifier l’Intellect (car il nous est impossible de nous le rendre présent, sinon en le personnifiant, en le nommant et en le figurant) sous les traits du Dieu Kronos, l’époux de la Déesse Rhéa, dite, quant à elle, Source universelle de vie, Nature Primordiale et Mère des Âmes, selon notre sage Empereur Julien le Philosophe.

Or, cet Intellect, qui nous semblait immobile, est pourtant animé d’un certain mouvement, d’où découle son être même. Il est né en effet du désir qu’éprouve éternellement l’Un sans second de se connaître lui-même. Voulant se saisir lui-même, l’Un se dédouble et s’envisage comme Autre, provoquant ainsi un écart entre lui et lui et une fuite de lui en lui, car il ne peut en aucun cas être saisi, ainsi que l’enseignent les Oracles Chaldaïques (3,1) « le Père s’est soustrait à Lui-même ». La résultante de ce désir à jamais inassouvi est un mouvement circulaire de l’Intellect autour de l’Un, comparable au vol d’un aigle dans l’azur sans limites. C’est ainsi que naquit la première contemplation, celle du Circaêtre, et que vinrent simultanément à l’existence l’être, la vie qui en est le mouvement, et la conscience qui en est la perception. 

L’être, la Vie et la Conscience sont les trois dimensions de toute nature. C’est donc en cette contemplation primordiale de l’Un par lui-même que le monde trouve son origine. Il est né d’un désir inassouvi, et c’est sans doute pour cela aussi qu’Orphée a placé Éros, le Désir, à l’’origine de toutes choses en l’appelant Phanès, l’« Apparent », ou Protophane, le « Premier Apparu ». Or, ce Désir originel, qui est absolument unique et infini, est tout entier en chacun de nous : l’amour de Dieu qui est en moi est le Dieu Amour en moi ; l’intelligence que j’ai de Dieu et l’intelligence que Dieu a de moi ne font qu’une, la Sagesse, qui est le nom originel de l’âme comme projet de l’intention divine et projection de son désir. Mais qui est « moi » ? Assurément pas celui qui écrit, mais plutôt Celui qui le fait écrire. Nous reverrons ce point avec plus de précision tout à l’heure. 

La Personne et sa Nature forment donc, nous l’avons vu, un couple inséparable et primordial, qui est aussi celui de l’Intellect et de l’Intelligible. Or, ces noces parfaites de l’hypostase et de la physis sont comparables à une combustion intégrale qui ne dégage aucune fumée, mais d’où émane une clarté illimitée, qui est la « matière » dont est formée l’âme, en tant que plérôme des idées éternellement conçues en elle par l’Intellect. Cette âme prototype, intellectuelle, faisceau intégral des énergies divines, n’est autre que l’Âme du Monde, dont dériveront plus « tard » les âmes particulières. C’est d’elle également que découle la nature universelle, éternellement unie à son Époux Divin, l’Intellect envisagé comme Dieu des Dieux et Pôle de l’Être.

Et, comme ce Dieu innommable est en même temps le Dieu innombrable, il s’ensuit que l’Intellect est présent tout entier à toute âme et à chacune, dans la mesure où il n’est présent à aucune exclusivement. C’est ce que les Indiens ont sans doute voulu signifier dans ce mythe où le Dieu Krishna, qui danse avec toutes les bergères, n’appartient pourtant à aucune, quoique chacune croit l’avoir pour amant exclusif.

Fig. 2 : Krishna et les Bergères : le Rasa Lila.


Tel un amant infiniment fécond, l’Intellect pénètre l’Âme du Monde et la féconde en venant y déposer sa semence incandescente, celle de l’Identité suprême ou de la Conscience Indivise. C’est ce germe divin qui, ultérieurement, engendrera cet enfant terrible de la pensée qu’est le Mental, ou conscience individuelle limitée, abusivement identifiée à l’ego (c’est là, sans doute, la première identité malheureuse !). Mais originellement, cette semence ignée disposée au centre de la sphère intellective constitue le noyau énergétique de l’âme et en détermine la tectonique par ses mouvements de convection
.
Cette étincelle constitue le Je de l’homme, parfaite réplique du Dieu suprême dans l’ordre du singulier : c’est en cette flamme que ce dresse la Personne humaine, le MOI illustre, petit Jupiter qui reflète le Grand, Iuppiter Optimus Maximus (I.O.M.), en sa dimension héroïque et impériale.
 En ce cœur psychique, il se tient à la fois immobile et en mouvement permanent, tellement rapide qu’il en résulte un paradoxal repos, comparable en cela à l’éclair de Zeus, le Seigneur des Âmes.

De plus, cette étincelle divine présente au cœur de l’âme peut être considérée comme la Raison Suprême, la pensée pronoïaque de la Totalité, exact inverse de la pensée paranoïaque de l’égo, que symbolise la tête de Gorgone qui orne l’égide d’Athéna. Cette Raison Suprême se personnifie en la Déesse aux Yeux Pairs, la Sagesse pérenne de Zeus, jaillissant perpétuellement du front divin en tant qu’Intellect engagé dans la nature. Aussi, l’Âme du Monde, en perpétuelle gestation d’une Athéna toujours native, peut-elle être considérée comme intégralement sapientiale : tout en elle est en acte, rien n’est inaccompli ni imparfait, rien absolument n’est dépourvu de conscience, et rien ne manque de la lumière intelligible.

Car toute âme à deux dimensions, celle qui est tournée vers son générateur, l’Intellect, et celle qui est tournée vers ce qu’elle engendre, le corps : une face tournée vers le Divin, l’autre vers le divers. La première dimension fait d’elle une Sagesse, en tant qu’elle imite l’Intellect et le déploie en corolle, à partir d’ un point devenu centre qui rayonne pour se faire cercle (Fig. 3). La seconde fait d’elle une Nature, où la Sagesse se contracte en figures et se concrétise en corps subtils (Fig. 4). Le terme de Nature vient du verbe latin qui signifie naître : or naître, c’est n’être que ; c’est limiter les possibles qui cohabitaient simultanément dans l’éternité pour les dérouler successivement dans le temps selon les espèces du croître et du décroître.

Fig 3. Géométrie Mentale


 Fig.4. Les Eaux Mercurielles

 
C’est pourquoi toute Nature relève de la raison dianoétique, qui agit par progression selon la durée et par le biais du langage discursif, pouvant se comparer à la lune avec ses phases toujours recommencées, alors que toute Sagesse rayonne simultanément toutes choses sans agir, dans la simultanéité du soleil et dans la verticalité de la foudre dont le soudain éclat est celui de l’intuition

Entre ces deux hémisphères psychiques s’étend un disque équatorial, spéculaire, qui est le plan ontologique propre à l’Âme, appelé aussi Monde Imaginal ou Monte Intellectif (Fig.5). Ce disque est le résultat du déploiement par l’Âme des possibilités contenues dans l’Intellect ; celle-ci fait en sorte que ces possibilités aient lieu, littéralement, comme raisons séminales mises à germer dans ce miroir fécond. La saison venue, elles mûriront en notions innées et en facultés psychiques.

Fig.5. Aperçu général de la Psychosphère.

 

Cette terre supérieure, éthérée, est le « corps » de l’âme, l’orbe qu’elle a déployé en imitant l’Intellect, ainsi que le prototype de tout nature. Son mouvement circulaire est celui qui entraîne les sphères célestes (car l’Astrologie bien comprise le sait bien : les cieux de nos âmes sont bien plus hauts et plus vieux que ceux du monde). L’âme peut donc être considérée comme Nature Naturante, mère intérieure et supérieure de toute nature matérielle. Si l’âme semble être dans la nature, la réalité est que la nature est dans l’âme. Il en est de même pour la catégorie des âmes particulières :  si la naissance est communément réputée être l’entrée de l’âme dans un corps, la mort doit être définie comme le retrait du corps dans l’âme. Mais pourquoi les âmes sont-elles descendues, au prix de leur félicité, dans les tourbillons glauques du devenir ?

Car nous avons jusque-là utilisé le singulier pour désigner l’Âme. Mais celle-ci n’est-elle pas plurielle ? N’avons-nous pas chacun une âme, selon l’opinion commune ? Et d’où proviendrait cette pluralité, alors qu’il n’y a qu’un seul monde ? Il se trouve que l’Âme du Monde, en sa perfection sapientiale, émet une série indéfinie d’âmes singulières, qui sont directement à l’origine de nos âmes particulières incarnées que nous avons coutume d’appeler individuelles. Pourquoi et comment l’Âme du Monde, qui semble si parfaite en sa plénitude, se livre-t-elle à cette émission psychique secondaire ?

Le Désir Absolu, qui trouve son origine première dans les profondeurs insondables de la Déité elle-même, traverse l’Intellect, qui l’insuffle à son tour en l’Âme du Monde. Il découle de son caractère absolu qu’il doit poursuivre sa course à travers l’être en son intégralité, tant est infinie sa puissance. Aussi, tel un vent impétueux doté d’une absolue liberté, ce Désir Originel, lui-même dépourvu d’origine, sinue à travers êtres et non être comme un serpent sans fin. Ainsi n’est-il pas étonnant que l’âme qui, telle une voile, est toute gonflée de ce souffle d’outre monde, aille, elle aussi, naviguer par noms et par formes et à travers présences et absences.

Or, l’Âme du Monde ne peut assumer cette errance, étant éternellement stabilisée dans ses noces avec l’Intellect dont elle est la nature corollaire, la nécessaire parèdre. Comme le raconte le mythe, les enfants qu’elle engendre sont perpétuellement absorbés au sein de l’Intellect qui connaît toutes choses comme lui étant intérieures. Elle doit donc « ruser » pour permettre au Désir Absolu de poursuivre son acte infini vers lui-même. Pour cela, nous conte encore la fable, elle donne une pierre à son époux en lieu et place de Zeus, qu’elle « sauve » ainsi de l’appétit de Kronos

Ce leurre, c’est le tout premier symbole, car s’y manifeste le premier hiatus entre signifiant et signifié, et en même temps s’y rend nécessaire la première enquête et la première exégèse. Mais cette non-idée, ce caillot de non-sens que représente la Pierre Vomie est aussi le chaos, prototype du monde que Zeus, corps vivant signifié par ce corps inerte, devra organiser et irriguer de sens, irisant ainsi cette scorie par la lumière intelligible, pour en faire, à son tour, un Tout complet et harmonieux, en un mot, un corps parfait.

Nous venons de découvrir ici que le Cosmos, en tant que révélation de l’Intellect par l’Âme, naît de sa propre exégèse : n’est-ce pas, dit-on en Inde, par la récitation rituelle des Veda que Brahma émet les mondes ? (Fig. 6). Et nous contemplons là le prototype de la relation fondamentale entre la Nature et la Conscience : elles s’engendrent l’une l’autre en une relation dialectique infinie, une épectase sans fin, une valse verticale dont le schéma fondamental est, à n’en pas douter, le Caducée du Seigneur aux Pieds Ailés, notre Maître. 

Fig. 6. Brahma récitant les universets.

 
Et c’est pourquoi l’Âme du monde émet les âmes particulières par bourgeonnement continu, afin qu’elles poursuivent, par leur caractère partial et partiel, c’est-à-dire par leur imperfection même, la diffusion du Désir Divin dans les strates les plus profondes de la Nature, jusques et y compris à la matière qui en est le substrat. Chaque âme particulière est une nef en laquelle le Seigneur qui s’ignore navigue vers lui-même : une éthernef. Nos âmes sont de petits soleils humides envoûtées sous un ciel d’os, des bulles d’éther captives, argentées et tremblantes, qui n’ont de cesse que de retrouver la vastitude de l’éther libre qui scintille là-haut. Nous sommes toutes et tous des araignées scaphandrier.

Fig. 7 : Argyroneta Aquatica


Ainsi, les âmes particulières sont-elles nées d’une arborescence fulgurante du Désir Primordial, démultipliée et comme diffractée par ce cristal adamantin de l’Âme du Monde où la lumière intelligible à élu sa demeure. Chacune de ces monades psychiques est nomade et connaîtra un destin à la fois commun et différent des autres. Toute âme, en effet, évoluera entre deux états extrêmes : une station sommitale ou supernale, où elle se confondra asymptotiquement à son intellect, et où, en quelque sorte, elle épousera son Démon (comme dans le conte d’Amour et Psyché), et une station basale ou infernale, correspondant aussi à l’état individuel où elle erre d’existence en existence à la recherche de ce même intellect qu’elle perçoit comme étranger, voire monstrueux, ou après lequel elle soupire comme un amour perdu.

Ainsi, nos âmes oscillent en permanence entre Intellect et matière, entre unité et multiplicité : tel est leur destin d’entités médianes, de lien des liens. Dès lors, la Raison universelle se doit de prendre en charge leur existence dans sa providence. Elle doit les guider dans leur indéfinie pluralité, déjà influencées en cela par la matière, dont elles se rapprochent afin de l’animer, c’est-à-dire afin d’assumer en elle la présence asymptotique de l’Intellect en toutes ses particules, sans en excepter aucune. Ainsi ce dernier devra-t-il, au terme inatteignable de ce processus onto-cognitif, correspondre intégralement avec l’Être. Paradoxalement, cette coïncidence est déjà réalisée dans le Noûs, alors qu’elle est pour la Psyché un idéal inaccessible : c’est la différence entre la providence et la fatalité

L’âme particulière est finalement comparable à l’Héraclès qu’Homère nous dépeint dans la nekya de son Odyssée (Chant XI) : à la fois dans l’Hadès, comme héros occis, et dans l’Olympe, comme Dieu immortel. Entre ces deux extrêmes, l’âme passe par des phases ascensionnelles comme la conversion (épistrophê : retournement initial) et l’anode (retour vers l’origine céleste) où, sous la motion de son Démon, auquel elle a cessé de résister désormais, elles recouvrent un état conforme à celui de l’Âme du Monde, et une phase inverse, appelée procession (proodos) ou catabase, cette dernière pouvant, entre autres, être comparée à celle de Perséphone.

Victime de son inattention, incapable de supporter l’éclat de l’Évidence solaire de l’Intellect et d’assumer de manière simultanée la Totalité, l’âme éblouie accuse un retard d’éternité et amorce une descente en dessous d’elle-même, comme lestée par un excès proliférant de multiplicité ; elle s’enfonce alors sous la terre intelligible, que symbolise le firmament, et quitte l’éternel empyrée pour l’empirique, se laissant absorber par une temporalité de plus en plus aliénante.

A l’endroit (évidemment non localisable) où elle a crevé le ciel, elle laisse un orifice béant qui est celui de l’étoile de son origine. Puis elle cascade de ciel en ciel, glissant le long de la voie lactée en développant tout une série d’excroissances et de concrétions précorporelles, s’alourdissant progressivement de chacune des puissances liées symboliquement aux astres dont elle traverse les cieux. Car il est une loi métaphysique qui veut que tout ajout à partir de la simplicité surpuissante de l’Un sans second ne soit que faiblesse, division et diminution de l’être.

Poussées par un désir qui les dépasse, les âmes sont, selon l’image de Platon dans son Timée, semées dans les cieux, ces sillons du champ de l’Âme Totale, dont le nombre est précisément de sept, exprimant ainsi, symboliquement le passage de l’unicité à une certaine multiplicité, puisque par ces semailles, cette Âme devient sept âmes. Mais ce nombre exprime également l’avènement d’une certaine spatialisation corrélative à une certaine spécialisation : les âmes en effet se différencient entre elles par la prédominance de certaines qualités et vertus, selon la providence de certain Dieu : qui les tiendra d’Arès, qui d’Apollon ou d’Aphrodite, et ainsi de suite.

Ce Dieu joue pour l’âme qui est ainsi tombée sous son emprise le rôle d’Intellect Divin ou intellect actif, car il est pour ainsi dire leur démiurge et leur seigneur : il est pour cet âme son éclat recteur. Dès lors, celle-ci lui fait cortège et son Dieu devient pour elle le guide ultime et le but de sa conversion, mais aussi la cause de sa procession et le soutien ainsi que la référence de sa station, aussi bien supernale qu’infernale

On dit de ces âmes qu’elles sont les suivantes de leur Dieu, comme les Ménades, les Satyres et les Bacchants sont les suivants de Dionysos, qui préside à leur destin, ou encore qu’elles font partie de sa chaîne hiératique. Ainsi Proclus, de son propre aveu, faisait partie de la chaîne d’Athéna. C’est ce Dieu-là qui dépose en chaque âme son étincelle fondamentale, celle de l’identité Divine, en tant qu’Intellect particulier, ramification de l’Intellect Universel ; si le second est actif et divin, le premier est passif et démonique. C’est lui précisément que Socrate appelait son Daïmon, car il était, en tant que Sage, hautement conscient de sa présence, et se conformait à ses avis, alors que la masse des hommes l’ignorent tout bonnement et se rebellent continuellement contre lui.

C’est ce Démon Personnel que les Romains connaissent sous la dénomination de Génie pour les hommes et de Junon pour les femmes, et qui nous tient lieu de guide intérieur, de garant divin et de gardien de notre identité suprême. Les Anciens avaient coutume de le situer symboliquement dans le cœur, car cet organe peut être comparé par analogie au soleil dans le ciel, diffusant partout sa lumière comme le sang diffuse la vie. Le cœur, organe essentiel, est le foyer de l’Être dans l’ordre corporel et la lanterne de l’essence véritable de chacun d’entre nous, comme le savaient déjà si bien les Égyptiens. L’homme se rencontre lui-même en son cœur

Mais le cœur peut aussi être comparé au fil à plomb dont notre démiurge s’est servi pour édifier notre corps, ainsi qu’à la nacelle dont il se servira pour nous déifier. En effet, le cœur est la dernière station du monde intérieur et le seuil du monde corporel ; il est comme un sas palpitant entre la vastitude sans fin de l’inétendu des mondes supérieurs et l’espace confiné qu’on appelle ici-bas « étendue », et dont on vante à tort la mesquine immensité. Il est l'ultime astre pourpre du dernier ciel, le dernier centre, serrant en son poing notre particularité, dernier degré de l’unité avant la dispersion unique dans l’extériorité totale.

Et c’est pourquoi, après le cœur, station la plus basse de l’oscillation psychique, il n’est d’autre voie pour le Désir Divin que la conversion vers lui-même et le retour vers l’origine, à l’instar du plongeur qui remonterait à la surface de l’être d’un vigoureux coup de talon. L’espace d’une existence, cependant, ce plongeur est retenu par des filets de souffle liés à l’égo, mais la mort ou l’initiation (comme nous l’avons vu plus haut dans l’article E comme Ésotérisme) seront pour lui des occasions de retourner à la plénitude et d’échapper à l’asphyxie d’ici-bas. 

Une autre histoire sacrée nous enseigne encore combien précieux est le cœur dans le destin de nos âmes : après qu’il ait été déchiré et dévoré par les Titans, ces divinités antiques et sauvages semblables aux passions qui déchirent nos âmes, le cœur intact de Zagreus, dédaigné par ses bourreaux, fut recueilli et sauvé par Athéna qui permit que, grâce à ce précieux vestige de la Totalité, son frère pût connaître une nouvelle existence en tant que Dionysos

C’est à partir du cœur que l’âme particulière va déployer ce qu’on a coutume d’appeler son corps : parvenue au niveau ontologique le plus bas du Cosmos, symbolisé dans la cosmologie traditionnelle par le Terre, l’âme est comme saisie, dans sa frénésie de multiplicité et dans son vain désir de rattraper l’uni-totalité dont elle se sait issue, d’émettre un corps mortel fait de matière entièrement divisible. C’est là le corps ostréeux dont nous parlions plus haut. Mais si l’Âme du Monde, en tant que Nature Naturante émettant à partir d’elle une nature naturée comme expression nécessaire de sa sagesse, développe un corps sempiternel, unique et parfait, les âmes partielles, quant à elles, suscitent des corps mortels, successifs et imparfaits.

Fig. 8 : Anatomies du Psychozoaire.


Ceux-ci sont conçus dans la matrice inconsciente de l’âme sous forme d’un protosome, corps subtil non tissé de matière, mais à partir de l’humeur spirituelle inférieure de l’âme comparable à ce qu’est le fil pour l’araignée, sorte de souffle visqueux appelé pneuma. L’âme projette ensuite son désir ainsi focalisé sur un fragment de matière qu’elle aime et qu’elle anime, à travers le prisme configurateur du protosome

C’est pourquoi il est inexact de dire de l’âme qu’elle est enfermée dans un corps, car elle est seulement présente à celui-ci, sur un mode incorporel, un peu à la manière d’un modèle et de son reflet. Elle préside au corps plutôt qu’elle y habite : elle n’interagit pour ainsi dire pas avec la matière corporelle, si ce n’est en intention, car elle est obnubilée et comme hypnotisée par cette silhouette à laquelle elle s’est identifiée jusqu’à s’oublier dans un sommeil mortifère et même, dans les cas extrêmes, jusqu’à nier sa propre existence. C’est la raison pour laquelle on la décrit, à ce moment, comme hyponoïaque

En cette phase, tout laisse à penser que l’âme n’a pas les moyens de s’en sortir toute seule. Il y eut à ce sujet une polémique dans l’École Néoplatonicienne, entre les partisans de la thèse selon laquelle l’âme est « entièrement descendue ici-bas », et ceux pour qui « une partie seulement » de cette dernière est descendue, l’autre restant « là-haut », c’est-à-dire unie à l’Intellect. C’est un peu comme si l’âme était, en quelque sorte, suspendue à elle-même, et plusieurs mythes de notre Tradition nous montrent en effet des héroïnes, voire des Déesses, qui se pendaient par désespoir, et que l’on célèbre, dans certaines fêtes, par des figurines appelées oscillae.

Ce fut le cas d’Erigone, de Phèdre, ou encore d’Ariane qui, dans une des versions de son mythe, se pendit après avoir été délaissée par Thésée. Or, au regard de ces mythes et de celui d’Héraclès mentionné plus haut, nous optons volontiers pour la thèse selon laquelle une « partie » de nos âmes seulement est descendue ici-bas. 

Nos âmes sont en effet semblables à Ariane : elles sont des Déesses endormies, en attente de leur Éveilleur qui n’est autre que leur Époux mystique. Celui-ci leur est à la fois intérieur et extérieur, car il est la figure providentielle et libératrice qu’a pris leur Intellect pour les ramener vers les hauteurs éthérées, et pour les couronner d’étoiles. Ainsi en témoigne le Trismégiste : « C’est qu’Il a voulu, mon enfant, que l’Intellect fut présenté aux âmes comme le prix qu’elles eussent à gagner » (Corpus Hermeticum IV, 3).

Mais, dans l’état de fascination où elles se trouvent, nos âmes sont en quelque sorte devenues schizoïdes. Cependant, l’illusion ne les concerne qu’en tant qu’elles se sont perdues dans les méandres du monde sublunaire. Pour animer « son » corps, l’âme projette une chimère mentale appelée ego, qui est en quelque sorte une excroissance aberrante du Je déposé jadis en elle par l’Intellect, une identité fallacieuse capable de faire assumer à l’âme la limitation de sa condition, de tisser autour d’elle la toile de la volonté individuelle et de s’y complaire. Cette entité hypocrite au sens étymologique du terme ("sous le masque") se fait passer pour la Personne (même étymologie en latin) pour prendre sa place.

L’égo a capté les facultés déposées en l’âme afin de les instrumentaliser à son profit, notamment la raison dianoétique qui dérive de l’intuition intellectuelle dans le monde temporel, et qui permet d’appréhender celui-ci en mode de succession et sous forme de discours. C’est par ce même discours, confisqué, qu’il va empêcher l’âme de se tourner vers l’intellection pure, en l’enjôlant et en la berçant de belles paroles. Car l’astuce lui tient lieu de sagesse, et il aime à utiliser, bien souvent, sa propre critique pour mieux masquer sa domination.

C’est à partir de sa position usurpée qu’il peut dévoyer les facultés connaturelles de l’âme pour y déchaîner les passions, ces puissances coupées de leur principes, analogues microcosmiques des Titans du macrocosme, qui vont rendre l’âme opaque et l’incarcérer en elle-même, à la fois geôliers et détenus. Car plutôt que d’être enfermée dans un corps, c’est en elle-même que l’âme est enfermée.

Ces passions qui se partagent l’âme comme leur propriété sont comparables aux Prétendants de l’Odyssée, alors que l’âme en elle-même peut-être aisément reconnue sous les traits de Pénélope, et que Télémaque personnifie quant à lui le moi véritable, le moi illustre qui s’oppose aux moi illusoires qui prétendent à la royauté du Soi. Ce moi soupire après sa souveraineté perdue que seule peut restaurer Ulysse, le Père qui détient son identité éternelle, le Soi.

Aussi, tant que l’égo n’est pas neutralisé, l’âme ne peut retrouver sa liberté fondamentale. Et c’est là qu’il nous faut mentionner cette admirable ruse de l’ego, la dernière en date, la moderne égophobie qui prolifère actuellement dans les milieux New Age. L’ego s’y livre à son activité de prédilection, à savoir à l’autoflagellation, qui lui permet de perpétuer son existence moyennant ce spectaculaire masochisme. C’est là une ruse redoutable, car conspuer l’ego revient en définitive à mépriser la première marche de toute progression spirituelle véritable.

En effet, l’ego est ici-bas la seule manifestation tangible de l’Identité Éternelle, la seule instance possible du sujet capable de religion, fut-elle imparfaite. Le tuer consiste donc à s’interdire toute remontée et à couper la corde du salut. Cette corde coupée, fut-elle celle d’un pendu, on ne dispose que d’un cadavre, et de ses seuls yeux pour pleurer. C’est pourquoi Homère ne nous montre pas Télémaque révolté contre les prétendants et tentant de les tuer, mais au contraire soumis à eux en apparence et, à l’instar de sa mère, comme le lui conseille Mentor, rusant avec eux. Son seul acte de rébellion consiste à refuser de participer à leurs festins et à se dérober à leurs sollicitations, s’absentant autant qu’il le peut pour mieux enquêter sur le retour de son Père. C’est seulement lorsqu’Ulysse reviendra dans son manoir que les prétendants seront exterminés…

Ainsi, le Sage ne s’opposera pas frontalement aux passions, mais il leur refusera son assentiment et sa caution ; au contraire, il se retirera autant que possible en lui-même, auprès de cette Porte Battante qui sépare l’unité de la multiplicité (comme la Pylos des Sables où règne Nestor), afin d’y offrir le sacrifice de sa méditation, et d’y enquêter, avec l’aide de son Démon, sur le retour du Père des Âmes.

Car il faut être dans le monde comme n’y étant pas, et c’est seulement ainsi qu’on pourra se conformer à l’Âme bienheureuse qui régit l’harmonie du Tout sans le moindre effort. Parfois, dans un rêve, il arrive au dormeur de s’aviser qu’il rêve, et d’en ressentir alors une félicité souveraine. Le songe, pour autant, ne cesse pas, mais sans en modifier le cours, le rêveur en prend le contrôle comme on est maître de son propre discours. C’est en vérité un rêve lucide que notre destin : il ne tient qu’à nous de transformer la tragique fatalité en bienheureuse providence, en nous identifiant au moi illusoire ou au moi illustre, à la victime ou au sacrificateur.

Ainsi l’âme intellectuelle, en sa sagesse, se donne à sa nature comme providence intérieure. Car il est nécessaire que l’abeille aille butiner de fleur en fleur pour récolter le pollen, afin qu’en la ruche soit élaboré le miel. De même, il fallait que l’âme aille butiner la corolle des choses pour y recueillir (relegere en latin, une des deux étymologies de religio) le pollen de la multiplicité et le nectar de l’expérience, par le moyen du Mens. Et, sa tournée terminée, rentrée dans la ruche céleste de l’Intellect solaire, elle élaborera avec ses sœurs le miel ineffable de l’Impérience.  Ainsi, par le truchement du Verbe qui est sa modalisation et qui pénètre l’univers entier, ne laissant aucune parcelle de matière à l’écart de la lumière voyante et efficace de l’Intelligible, elle ramènera le moindre brin d’herbe d’ici-bas à sa raison séminale.

Et l’âme réalisera ainsi sa vocation éternelle, qui est de célébrer, en tant que médiatrice universelle et matrice des Idées éternelles, les noces cosmiques de la matière et de l’esprit.









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