lundi 15 juillet 2013

Un carmen pour Pompéi, que je n'ai jamais vue et dont on dit qu'elle se dégrade si vite.

Ne laissez pas sombrer la Venise des Temps
Ni ne perdez ses rues irriguées de mémoire
Avant que j'aie pu voir les eaux de ce miroir
Que j'aie pu contempler les corps des Dieux d'Antan
Entrevus par hasard dans les eaux d'un canal
Image reflétée sans son original

   Vulcain qui gronde au loin ne le permettrait pas.

Ne laissez pas sombrer la Venise des Temps
Avant que j'aie croisé au détour de ses rues
Parcourant ses canaux sur des eaux révolues
L'ombre au masque de pierre d'un de ses habitants
Marchant dans le cortège, funeste carnaval
Qu'un cruel jour des cendres occit d'un glas fatal.

   Vulcain qui gronde au loin ne le permettrait pas.

Ne laissez pas sombrer la Venise des Temps
Avant que j'aie scruté ses alluvions secrètes
Et les limons obscurs des courants obsolètes
Où s'écrit l'épopée de ce nuage ardent !

Ne laissez pas s'enfoncer la Maison des Mystères
Dans les acque alte des lacunes du Temps
Ne laissez pas l'oubli prévaloir ! faites taire
De ces siècles avides le clapotis des dents !

   Vulcain qui gronde au loin ne le permettrait pas.

dimanche 7 juillet 2013

Lettres sur l'Atlantide

   L'article qui suit est le résultat de la correspondance que j'ai échangée avec un ami sur le mythe de l'Atlantide. Il en reprend les idées principales et prétend les développer et les approfondir.
 
   Quoi de plus passionnant et de plus mystérieux que l'image de ce continent perdu ? Quel sujet plus adapté pour qui prétend naviguer sous des latitudes spirituelles ? Mais quel sujet, en même temps, plus glissant pour le petit monde du Paganisme francophone en sa période formative ?
 
   Car ce continent est d'abord le lieu où se sont donné rendez-vous depuis des siècles tous les délires possibles et imaginables. C'est la pierre d'achoppement du réel et de l'imaginaire, le miroir aux alouettes des occultistes de tous poils, avec ses frères en géographie occulte que sont Mû et Lémuria...
 
   Qu'on attende pas de moi une énième affirmation du caractère réel et géo localisé de l'Atlantide à coup de longues démonstrations tectonico-archéologico-ufologiques : ce n'est pas la tectonique des plaques qui m'importe ici, mais la tectonique des âmes.
 
   Car l'Atlantide relève d'une géographie qu'Henry Corbin aurait volontiers qualifiée d' "imaginale" : celle des continents de l'âme, qu'il est vain de chercher sur les cartes, et dont il est encore plus vain de chercher des vestiges ailleurs que dans Platon.
 
   Et non seulement ce continent d'outre-occident ne relève pas d'un autre espace que celui du désir, mais il relève encore d'une Histoire différente, tissée d'évènements éternels, dont la succession obéit à une nécessité intérieure, qui est celle des métamorphoses jalonnant la vie des âmes. Les saisons qui scandent le climat de telles contrées sont celles d'un temps des profondeurs, le temps d'avant la naissance. C'est, comme dit Salloustios à propos des mythes, le temps des choses "qui n'eurent jamais lieu, mais qui furent toujours".
 
   Les amateurs de Triangles des Bermudes ayant donc été débarqués (à la grande joie de mon ami et correspondant), je pus embarquer tout à loisir en bonne compagnie pour aller explorer les parages de ces terres improbables afin de rendre compte de leur topographie sacrée, et, les Dieux aidant, d'en tirer des enseignements utiles à mon métier de navigateur du sens.
 
   Tout d'abord, il convenait à mon sens de préciser le rôle majeur que joue ici Poséidon, le Seigneur de ce continent Platonicien.
 
    En tant qu'Ennosigaios et que Gaïeochos, il est le "Seigneur et Maître" de la Terre, et son époux. En tant que Dieu des séismes, il la secoue d'ailleurs à tous les sens du terme...Puisqu'il est le très fécond (Genesios), le fondateur de nombreuses lignées humaines dans tout le monde Grec. En un sens, il est  le Seigneur de l'Existence et du Devenir, dont il préside les plans et les cycles. Par rapport à ses frères divins, il occupe en effet la position médiane, et, pour ainsi dire, équatoriale dans la sphère de l'Etre. Rien d'étonnant dès lors à ce qu'il soit le fondateur de la lignée des Rois Atlantes.
 
   Mais il y a autre chose, il est vrai, car, dans la plupart des Cités Grecques, le Dieu se trouve à l'origine de leur existence géographique même (aussi l'appellerai-je volontiers le Choroplaste, le "faiseur de pays"). Mais ensuite, il perd systématiquement la partie avec les autres divinités dans sa rivalité avec elles pour le titre de poliade. C'est par exemple le cas avec Athéna, qui représente l'exact opposé de Poséidon et son complémentaire parfait dans le Panthéon : elle est calme et réfléchie quand lui, Dieu des tempêtes, est furieux et impulsif ; elle est verticale et axiale quand il est périphérique et horizontal comme la mer qu'il dirige ; elle est unique lorsqu'il est nettement marqué par la dualité (voir à ce sujet les nombreux jumeaux qui parsèment son mythe), dans son double règne chthonien et maritime, dans son double mois hivernal de Poseideion qui répond au mois estival de Skirophorion consacré à la Déesse, etc.
 
 
    La spécificité posidonienne de l'Atlantide s'exprime d'abord dans la propension des Atlantes à être arrogants et égoïstes, ce qui correspond à la dégénérescence de leurs qualités premières de puissance militaire et de prospérité. S'ils subissent une catastrophe, dit Platon, c'est en effet que l'élément divin a fini par céder le pas chez eux à l'élément humain. Or Poséidon est à mon sens, en tant que Dieu fécond des fondations, celui qui donne à toutes choses l'impulsion initiale, et qui lance l'expansion indéfinies des ondes dont il est le Maître, en tant que Seigneur des colonisations. 
 
   Or, cette extension indéfinie des horizons, si elle ne trouve pas son terme nécessaire, finit par se retourner contre elle-même en contrariant son propre mouvement générateur. Ainsi, l'onde qui s'est élancée vers les confins revient-elle sous la forme d'un Tsunami pour détruire ce qu'elle avait elle-même créé par son propre départ. Sans le mors d'Athéna Hippia, Poséidon Hippios en son galop sans fin s'épuise et meurt...Le Dieu, en conjonction avec son céleste Aîné en tant que co-démiurge, préside aux cycles et aux périodes qui rythment l'espace-temps. Les enceintes concentriques de l'Atlantide ne sont à mon sens rien d'autre que la marque de Poséidon, autant que l'image de l'incomplétude constitutive des Atlantes. Elles sont comme les cernes de croissance d'un arbre généalogique, qui est en même temps l'arbre phylogénétique de toute évolution, édifice toujours inachevé.
 
   Car les habitants de l'Atlantide sont marqués au fer de l'incomplétude : obéissant à une logique profane et quantitative, ils sont enchaînés au plan équatorial de la sphère ontologique dont ils cherchent à exprimer et à épuiser toutes les potentialités par leur logique d'expansion indéfinie, tournée en permanence vers la surface de ladite sphère. L'activité "atlantéenne" est, par excellence, celle de la course au profit et aux performances technologique, mais elle se limite au plan matériel.
 
   La défaite des Atlantes devant la proto-Athènes imaginée par Platon est également emblématique de cette opposition paradigmatique entre un peuple "extérieur" et quantitatif et un peuple "intérieur", qualitatif et tourné vers l'essentiel, borné quant à lui par la verticalité de l'Olivier de la Sagesse, mais voué à la victoire par sa plénitude même. Le peuple d'Athéna est le "mors" que la Déesse met en quelque sorte sur les gens de l'hybris. Et Poséidon lui-même n'y est pas étranger, qui préside aux commencements comme aux catastrophes. Conjointement à Zeus qui déclenche les déluges (kataklysmoi), le Dieu au Trident, en tant que Seisichthon, tantôt exhausse et tantôt engloutit les terres dont il conduit la destinée (comme on le voit aussi dans l'Odyssée avec les Phéaciens).
 
   Tout se passe donc comme si les Athéniens étaient les habitants de droit du plan équatorial de la sphère ontologique, dont ils occupent le centre en tant qu'archétype de l'humanité conforme à la sagesse, et à ce titre  tournant le dos aux Atlantes, car orientés, eux, vers le centre. Il faut se les représenter tournant pieusement autour de leur axe, qui est pour eux le seul chemin possible d'expansion, chemin vertical qui les conduit nécessairement hors du plan et les fait accéder aux régions polaires de la sphères, soit par le "haut", vers le pôle essentiel de l'existence, soit par le bas, vers le pôle substantiel.
 
   Car l'activité "athénienne" est une activité immobile, contemplative, qui consiste à connaître la réalité de l'intérieur, non par le biais de sa dimension quantitative mais au contraire par celui de sa dimension qualitative, non par une course vers l'extérieur mais par une course vers l'intérieur, qui est celle des chars ailés du Phèdre. Ce voyage intérieur, auquel nous aspirons nous même, s'effectue par une forme d'enseignement qui n'est pas pédagogique et démonstrative mais initiatique et monstrative (symbolique). Cet apprentissage ne consiste pas en effet à apprendre une doctrine exposée de manière discursive (mathein), mais à éprouver une situation mythique (pathein) qui ébranle l'âme et qui l'incite à passer sur le plan vertical pour entamer son voyage autour de cet axe providentiel que représente l'arbre de la Déesse aux Yeux Pers.
 
   Lorsqu'on à délimité avec soin ces deux peuples mythiques que tout semble séparer, on peut chercher à comprendre le sens des territoires qu'ils habitent et leur expression spatiale dans le mythe platonicien. Il est clair que le secret de cette dichotomie radicale réside dans les fameuses Colonnes d'Hercule. Il me semble en effet qu'elles constituent la frontière symbolique entre le monde mythique et le monde empirique. J'aime aussi à penser qu'elles sont une sorte d'axe de symétrie de cette géographie mythique. Cela n'a rien d'extraordinaire quand on connaît par ailleurs le gout du père Platon pour les symétries spatiales ou temporelles et sa propension à l'ingéniosité mythopoiétique.
 
   Pourquoi ne pas imaginer, en effet, que Platon a inversé le domaine respectif des terres et des mers de part et d'autre des Colonnes d'Héraclès, c'est à dire les deux règnes opposés et complémentaires de l'Ebranleur, en faisant des Atlantes le peuple dominant et central d'un continent dont la Méditerranée actuelle ne serait alors qu'un appendice oriental, aux confins duquel végéterait la petite cité des Athéniens aux bords endormis du Golfe d'Attique, sur la Plaine d'Egée aux mille lacs...
 
   Et que seraient alors les puissants Atlantes, si ce n'est une préfiguration de notre propre civilisation (de nombreux commentateurs y ont vu d'ailleurs l'Athènes de Platon elle-même, à savoir le peuple actuel opposé au peuple mythique), tant il est vrai que, dans une conception cyclique du temps, un évènement situé dans un très lointain passé peut légitimement être considéré comme une prophétie concernant un non moins lointain avenir.
 
   Dès lors, il serait intéressant de construire une anthropologie et une eschatologie atlantéennes, qui servirait à décrire de manière mythique le devenir des Occidentaux que nous sommes. Si les Atlantes "incarnent", pour ainsi dire, l'incomplétude ontologique, car il leur "manque un étage", ils sont confinés sur le plan physique et n'on donc pas, par construction, accès au métaphysique. Autrement dit, il leur manque seulement de...mourir, c'est à dire d'être initiés à une réalité qui les dépasse (si j'utilise ses deux verbes, c'est à dessein, puisque le grec téleutein qui signifie "mourir" est si près de télétê : l' "initiation"). Si j'étais un forge-fable comme l'était le Divin Platon, j'oserais donc imaginer une bataille où, chaque fois qu'un fer attique transperçait une chair atlante, le second se transformerait en le premier. Bref : ce qui manque aux Atlantes, c'est d'être Athéniens, c'est à dire de former un chœur autour de l'Olivier Sacré qui permet de transgresser l'horizon ontologique.
 
   Mais il convient bien sur de nuancer des propos si dualistes ; l'opposition de ses deux paradigmes ne saurait être aussi tranchée : à l'échelle des civilisations, qui sont des êtres collectifs, la composante "Athénienne" et la composante "Atlantéenne" cohabitent comme des tendances, ayant ici ou là des rapports différents suivant la civilisation envisagée.
 
   Pour ce qui est des individus, c'est évidemment différent : si les deux tendances sont présentes en nous, un choix s'impose nécessairement à un moment donné du périple existentiel. En effet, si l'on poursuit la métaphore de la sphère ontologique, un seul homme ne peut avancer à la fois dans deux directions opposées. Or il se trouve nécessairement, hic et nunc, sur la base d'un cône dont le sommet est le pôle nord et la base étant le plan équatorial de ladite sphère.
 
   Pour s'élever, un tel homme aura le choix de passer par l'axe central ou par la surface externe de la sphère. Or, si cette dernière a comme je le crois des propriétés comparables à celle que décrivent Hermès Trismégiste ou Nicolas de Cues, son "centre étant partout et sa circonférence nulle part", il s'ensuit que l'homme qui se dirige vers la dernière se perd, alors que celui qui choisit de passer par le premier le trouve toujours près de lui, voir en lui. L'homme qui choisit la voie Atlante s'éloigne de manière indéfinie, celui qui choisit la voie Athénienne se rapproche de lui-même et de l'Infini. Plutôt que de courir après une hypothétique hypoténuse qui, comme la biche de la fable, s'éloignera toujours plus au fur et à mesure de la traque, et d'aller se perdre dans des déserts illusoires, restons au pied de notre arbre où nous vivrons heureux.
 
  

samedi 12 janvier 2013

     Voici venir le solstice, la porte étroite qui voit le soleil arrêter son mouvement de descente sur l'horizon, comme s'il hésitait à plonger dans l'infra-monde ou à reprendre au contraire son ascension pour éclairer et réchauffer les vivants une fois encore.
 
     Deux Déesses président à ce passage étroit des brevissimi dies (Brumalia) ; chacune porte de nombreux surnoms, mais elles sont toutes  deux considérées comme "Mère des Lares", ces esprits du lieu qui se manifestent volontiers sous la forme de serpents, et que tout Quirite se doit d'honorer au plus sacré de son foyer.
 
     La première Déesse est célébrée le jour même du solstice, le 21 décembre, lors de la fête des Divalia ou Angeronalia. Elle se nomme Dea Angerona, Anguitia, Tacita ou Muta. Ces noms nous indiquent deux registres symboliques susceptibles de nous éclairer sur la nature absconse de cette Déesse :
 
     Les théonymes Angerona, Anguitia pourraient s'expliquer par anguis, le serpent, qui est, comme on a vu, l'épiphanie de prédilection des Dieux chthoniens anonymes du foyer, les Lares (ou le Lar). Le serpent, long, étroit et sinueux, s'enfonce aisément dans les profondeurs obscures du sol dont il connait les arcanes et dont il est censé favoriser la fertilité. En outre, le reptile mue, et son exuvie peut aisément symboliser la vielle année, le vieux soleil que l'on s'apprête à quitter. Anguitia, la Dame aux Serpents, serait donc la mère du soleil, celle qui favorise sa mutation : le soleil hivernal est en effet comme un soleil ophidien (cette comparaison du soleil et du serpent peut aussi faire allusion à son parcours annuel à travers le zodiaque), qui pour ainsi dire rampe sur l'horizon.
 
     Angerona peut également faire référence à angor, l'angoisse ressentie durant les jours obscurs de la fin de l'automne. La Déesse qui nous ouvre l'hiver est considérée comme secourable : elle est censée soulager les angoisses, les tristesses et les douleurs de la sombre saison. Elle aise le soleil affaibli à se frayer un passage difficile à travers les ténèbres. Elle a donc un rôle éminemment initiatique, puisqu'elle conduit ad augusta per angusta, et donne à nos âmes meurtries, pour peu qu'on veille bien écouter sa parole, la grâce de la palingénésie.
 
     Mais cette parole est silencieuse, comme nous l' indique en effet la deuxième série de noms de la Déesse. Elle est  "Celle qui se tait" (Tacita), la "Muette" (Muta),et se montre à nous sous l'apparence d'une statue dont bouche bandée, sur laquelle elle a, comme par précaution supplémentaire, posé son doigt en signe impérieux de silence.
 
     Une histoire sacrée, bien entendu, prétend rendre compte de cet étrange et inquiétant mutisme.
 
     On dit qu'elle surprit jadis les plans que tramait Jupiter pour capturer sa soeur Juturne, Déesse des sources et des fontaines, afin d'abuser d'elle. Anguitia prévint alors Junon de l'infidélité de son divin Epoux, mais ce dernier, pour la punir, paralysa sa langue et la relègua aux Enfers, où Mercure reçut la charge de la conduite. Mais sur le chemin, le Dieu au Caducée la viola et la rendit mère des Lares Compitales (les esprits des carrefours, célébrés au début de janvier lors des compitalia).
 
     D'autres étiologies rendent encore compte de ce silence divin. 
     La Déesse garderait par exemple, derrière ses lèvres closes, un nom secret entre tous : le nom même de la Ville, mot secret et sacré qui devait être soigneusement tu afin qu'il ne puisse être utilisé contre Rome, selon les théories sur la valeur magique des noms, dont les Anciens faisaient grand cas.
 
    Ou bien, nous dit Georges Dumézil dans son étude Deux Déesses Latines , le silence mystique de la Déesse serait destiné à rendre sa puissance, ainsi contenue, plus efficace pour accomplir sa mission de passeuse de soleil, selon une méthode comparable à celle des prêtres védiques dont le mutisme rituel devait décupler l'efficacité du sacrifice.
 
     Mais on peut aussi penser que cette Mère Muette, aux harmoniques résolument chthoniennes, est une des nombreuses formes de la Déesse de la Mort dans l'Italie ancienne...On la rapprochera volontiers de la mystérieuse Sigê, personnification du Silence dans les cosmogonies orphiques. Cette Déesse primordiale nous renvoie à une absolu sans sons, un chaos précosmique précédant tout langage et qui n'est pas sans relations avec notre Tacita présidant au début d'un nouveau cycle annuel dans une nature endormie ou nul chant d'oiseau ne résonne dans la forêt enneigée. Cette quiétude-là m'a toujours rempli d'un sentiment de plénitude sacrée, me renvoyant aux draps blancs de ma propre enfance.
 
     Cette Mère des Lares recevait son sacrifice dans un temple qui ne lui était pas dédié, mais dans le sanctuaire d'une certaine Volupia, dont le nom évoque la volupté sans pour autant la confondre avec elle. Il s'agirait plutôt d'une Dame du Contentement, du Désir satisfait (notons ici l'écho avec Saturne et Ops), qui annonce une autre Déesse, fêtée le 23, comme si l'une passait le relais à l'autre en une subtile mutation. La muette Lara (c'est là encore un de ces noms), devenue bavarde (Lalla), cède alors le pas à une autre Mères des Lares, dont on dit qu'elle fit jadis commerce de ces charmes....
 
     Et vient alors le temps d'honorer Acca Larentia, le 23 décembre, pour les Larentalia.
 
     La Mère des Lares s'est dédoublée. Cette fois, elle est Acca ou Atta Larentia, la "Petite Mère", qui personnifie la fécondité des germes enfouis sous la terre, dans la profondeur féconde qui reçoit pêle-mêle les semences et les Mânes. Cette Mère est elle-même une Mère Morte, une terre endormie : elle reçoit en effet un sacrifice sur sa "tombe" (combien de Dieux n'ont-ils pas de tombeaux ?) dans le quartier commercent et populeux du Vélabre, où l'on dit qu'elle vécut il y a bien longtemps. Car on ne sait plus ici où commence la Déesse et où finit la femme...
 
     La légende des origines de la Ville raconte qu'elle fut autrefois une amante d'Hercule, ce héros dont nulle terre ne se veut orpheline et qui parcourut le monde pour y semer les grains de la civilisation comme ceux de sa postérité.
 
     On raconte que le fils d'Alcmène, de passage en Italie comme il revenait de s'assurer des Boeufs de Geryon, fut invité à jouer aux dés par le gardien de son propre temple, sous le règne lointain du roi Ancus Martius. Comme enjeu, le desservant lui promit la plus belle fille de Rome et un repas à ses frais dans le sanctuaire. Il perdit, comme il se doit, et dut procurer à son heureux adversaire une jeune beauté, Larentia ou Larunda, dont le métier était de faire le commerce de ses charmes. A cette époque, les habitants des bords du Tibre appelaient lupa (louve), une femme professant un tel métier, et lupanar le lieu où il s'exerçait.
 
     Après avoir pris son dû, Hercule quitta Rome, non sans avoir recommandé à Larentia d'épouser un riche barbon de Toscane répondant au nom de Tarutius. La belle ne se fit pas prier, et comme le bon étrusque ne tarda pas à mourir, elle hérita de son immense fortune. Elle s'installa au Vélabre et fut, sa longue vie durant, bienveillante envers les humbles et les nécessiteux. Bonne fille, elle léga à sa mort sa fortune au Peuple Romain. On dit qu'elle disparut sans laisser de trace...Et pourtant, c'est bien sur sa "tombe" qu'un Pontife et le Flamine de Quirinus, invoquant aussi à cette occasion Jupiter, honorent cette Larentia/Larunda/Larentina, considérée, quoique réputée Sabine (mais nous savons depuis Dumézil que cette origine géographique est en fait une connotation symbolique), comme la Mère du Peuple Romain ("tanta nutrix Larentia gentis", Ovide, Fasti, III, 55).
 
     Car la référence à la Louve n'est évidemment pas anodine. Larunda est aussi considéré comme Fauna, la femme du berger Faustulus du Palatin qui recueilli et nourrit Romulus et Remus élevés par la Louve sous le figuier Ruminal des bords du Tibre. On raconte que cette généreuse nourrice était déjà mère de douze enfants qui deviendront plus tard les Frères Arvales. L'un d'eux mourut et fur remplacé par le petit Romulus, qui devint le Dieu Quirinus après son apothéose. Certains disent que sa "mauvaise conduite" (elle buvait du vin !) lui aurait valu d'être battue à mort par son mari, et d'être surnommée "lupa".
 
     Nous venons d'ouvrir deux portes : la première, tenue par des Dieux (Consus et Saturnus) très voisins, à libéré les grains de l'abondance et donné libre cours au chaos créateur ; la seconde, gardée cette fois par les deux Mères des Lares, la Muette et la Bavarde, nous a fait traverser le gué de l'angoisse pour nous porter sur l'autre rive, au delà de l'an présent. Le soleil peut jaillir, désormais, des brumes indécises, et triompher des ténèbres, pour entrer dans l'an neuf et chasser les miasmes malsains de l'an vieux qui s'accroche encore à la vie.
 
      On saluera donc demain le Soleil Invaincu, et l'on conclura ensuite l'étude du  Cycle Solstitial de la Mos Maiorum, la Coutume des Anciens dont nous avons à coeur d'approfondir les arcanes pour mieux la pouvoir suivre...
 

mercredi 9 janvier 2013

     ...Plus rien ne s'oppose à la joie.

     Avec les Saturnales, on entre de plein pied dans lumineuse nuit de l'hiver, on embarque pour le voyage à travers temps, on commence l'approche du point paradoxal où tout se renverse. Les Italiens appellent fort joliment  capodanno le jour de l'an, la "tête de l'an" : on chemine désormais dans des temps culminants où le faîte de l'année se vit au pas de fête.

     Une fois ouvertes les portes du grenier, toute potentialité se trouve libérée avec les semences, les logoi spermatikoi qui, sous forme de présages et de voeux, font de cette période sans activité (agricole tout au moins) une matrice nivale en travail de l'année qui vient. Mais dans cette vacuité, dans cette durée disponible, tout peut arriver.

     Car ce sont des "temps déraisonnable" que ces temps derniers : ce sont des jours de chaos que ces jours si brefs à la pointe extrême de la durée, où l'on hésite entre temps et éternité. On touche là, à mon sens, à l'eschatologie Païenne, celle de l'éternel retour, de l'apocatastase où, à la pointe extrême d'un quotidien transfiguré, on goûte la saveur de l'éternel dans les profondeurs même du temporel, dans le ventre du Temps en personne. Et c'est le Dieu Saturne qui nous invite à cette étrange transgression, lui qui est l'ambiguité même : le sage proscrit, le père aimant et dévorateur, le cruel souverain de l'âge d'or.

     Deux jours après que les grains sont sortis des silos pour être moulus, le 17 décembre, commencent les Saturnales, festivités du crépuscule de l'an qui évoquent elles mêmes le livre de Macrobe, oeuvre majeure du crépuscule de la romanité, et dont nous tirons l'essentiel de nos information sur cette fête. C'est lui, notemment, qui nous donne l'étiologie de la fête qu'il fait remonter aux temps mythiques, avant même la fondation de l'Urbs, aux origines de le civilisation.

     Fils cadet du Ciel Primordial, Caelus, que les Grecs appellent Ouranos, , et de Tellus, la Terre (à moins que ce ne fut Vesta), il détrôna son père, ayant obtenu de son frère aîné, Titan, le droit de régner à sa place. Mais Titan y avait mis une condition : il fallait que Saturne, pour y satisfaire, fit périr sa prospérité afin que la succession fut assurée aux fils de Titan.

     Or, Saturne épousa Ops (que les Grecs nomment Rhéa), l'Abondance personnifiée, qui lui donna cinq enfants, sauvés chacun par un subtil stratagème. Mais Titan découvrit qui'il s'était fait gruger, et emprisonna Saturne et son épouse. Devenu grand, Jupiter déclara la guerre à son oncle et à ses cousins, puis, une fois victorieux, libéra ses parents.

     Mais il s'aperçut bien vite que son fourbe de père complotait contre lui et menaçait son trône : il le chasse alors du ciel et le condamne à l'exil et à une éternelle errance  sur la Terre.

     On n'aura pas manqué de remarquer d'importantes différences avec la version Grecque du mythe où Kronos dévore ses enfants de son propre chef pour ne paas avoir à leur céder le pouvoir. Rhéa sauve le dernier d'entre eux, Zeus, en lui substituant une pierre qu'elle fait avaler à son glouton d'époux. Le père vomit alors ses enfants qui, devenus adultes, le détrônent sous la conduite de Zeus, et l'expédient au Tartare.

     Toujours est-il que notre Saturne latin, rendu à la condition de simple mortel, dut errer sur la terre et finit par arriver en Italie (Saturnia Tellus), dans le Latium, où il est fraternellement reçu par le roi Janus, le Dieu aux deux visages qui préside aux commencements. Non seulement le Bifrons accueillit le Dieu exilé, mais il partagea encore son trône avec lui. On dit que le règne des deux premiers rois du Latium fut un règne idyllique. Saturne, premier habitant du Capitole, tira dit-on, les hommes de leur isolement et de leur barbarie, et leur apprit à vivre ensemble en leur enseignant l'agriculture. Il n'y avait alors ni violence ni crime, c'était un âge d'abondance où toutes choses étaient communes. La fête des Saturnales est censée nous faire revivre cet âge d'or chaque année, comme si celle-ci était tangeante, en ce point, à l'éternité .

     Qui est Saturne ? Un très ancien et très important Dieu latin, dont la très riche personnalité à malheureusement été cachée derrière son équivalent Grec Kronos avec lequel il à été promptement assimilé. C'est un Dieu très ambigü et difficile à cerner, car il mêle, pour commencer, des aspects chthoniens et des aspects célestes.

     Saturnus semble être à l'origine une divinité agraire, représentée sous les traits d'un viellard voilé portant une faucille et parfois claudiquant, s'aidant d'une béquille. Son nom pourrait dériver de la racine sat "semer" (mais cette étymologie donnée par les anciens a été abandonnée, ainsi d'ailleurs que son statut de Dieu agraire).

     On penche plutôt aujourd'hui vers saturo "rassasier, repaître, nourrir", "remplir de, pourvoir abondemment, assouvir".

     Il est également intéressant, lorsqu'on étudie une figure divine, de s'intéresser à ses parèdres : Saturne en a deux. La première et la plus connue est sans surprise Dame Abondance (Ops/Opis) que les Grecs ont assimilé à leur Rhéa/Cybèle.

     Mais il y a aussi son contraire, une vielle Déesse latine très inquiétante du nom de Lua Mater ou Lua Saturni, dont le nom provient de luo, et à qui l'on dédiait les armes des ennemis vaincus dont on faisait un holocauste. Elle est la Déesse de la destruction et du déclin, celle qui désunit, disloque et dissout (luere, solvere).

     L'évocation de cette Déesse nous amène à celle des aspects sinistres et funestes du Roi de l'Age d'Or : c'est lui, dit-on, qui reçoit les gladiateurs morts des munera de décembre (financés d'ailleurs sur ses propres deniers, car son temple était l'arca qui contenait le Trésor des Romains - aerarium saturni). On parle avec insistance, à propos de Saturne, de sacrifices humains, notemment à la fête des Argea du 14 mai, où l'on précipitait des hommes dans le Tibre en son honneur. Ces sacrifices sont bien sûr repoussés à des temps immémoriaux, avant qu'Hercule, de passage en Italie, ne les abolisse et ne fasse remplacer les victimes humaines par des mannequins d'osier.

     Et cela nous ramène à la fête et à l'un de ses aspects les plus caractériqtiques : le 20 décembre en effet, les gens avaient pour coutume de s'offrir mutuellement de petites figurines humaines de terre cuite  (sigillaria) qu'on suspendait ensuite au seuil des maisons ou dans des chapelles. On les achetait dans des marchés spéialisés (appellés également sigillaria), et l'on se souhaitaient en ces occasions un grand nombre d'années (polla chronia, en Grec !). D'aucuns n'ont pas manqué de voir en ces figurines des substituts sacrificiels ou des figures symboliques des âmes, actives et abondantes en ces temps excessifs.

     Malgré ces caractéristiques très Romaines, la fête des Saturnales, une des festivités majeures de la mos maiorum, n'est pas une fête isolée, elle correspond à un paradigme présent dans toutes les anciennes sociétés agraires : c'est une fête de renversement de cycle, où l'on crée le chaos qui réactualise les temps primordiaux afin de faire émerger les potentialités nouvelles et la germination d'une nouvelle abondance. Le Capricorne, signe de saturne, est celui de la terre inculte.

     De fait, un des aspects les plus marquants des Saturnales est que la logique habituelle des choses y est suspendue, et que les valeurs du quotidien y sont même inversées. C'est la fameuse "Liberté de Décembre" : les esclaves sont provisoirement libres et vivent sur un pied d'égalité avec leurs maîtres, avec qui ils partagent des banquets et qui vont même jusqu'à les servir. Au cri de Iô Saturnalia, on manifeste publiquement sa joie en laissant libre cours a ses envies. Le Dieu lui même, dont la statue a les pieds liés de bandelettes de laine, se voit délié à l'occasion de la fête, alors qu'on lui sacrifie selon le rite grec, à lui dont le chef est voilé, un porcelet, comme il se doit a une divinité tellurique.

     Cette joyeuse liberté, symbolisée par le port du bonnet Phrygien (pileus libertatis), s'accompagne de toutes sortes de licences et de débordements : satires, moqueries, mascarades... On tire au sort le saturnalicius princeps qui devient le roi de la fête et crée, par ses ordres tyranniques et dérisoires, un monde absurde et carnavalesques où les valeurs communes sont renversées. Il est en général affublé d'un masque aux couleurs criardes tirant sur le rouge et est censé incarner quelque divinité infernale, Saturne ou Pluton, préposée à la garde des âmes des défunts. Il leur permet ainsi de revenir en ces temps incertains où toutes les catégories se mélangent pour favoriser le succès des récoltes futures.

     Censées avoir été instituées par Janus lui même, ces festivités duraient à l'origine trois jours, mais leur durée fut portée ensuite à quatre, puis cinq, et même sept jours sous Dioclétien, jusqu'aux Larentalia du 23 décembre, que nous verrons dans une prochaine publication. On est frappé par cette propention des Saturnales à s'éterniser, comme si le Dieu voulait, obéissant à son appétit cosmique, avaler l'année entière...

     Et cela nous porte à envisager le point le plus délicat de Saturne, sa parenté avec le Kronos Grec (déjà envisagée plus haut), et surtout sa confusion plus ou moins tardiva avec Chronos, l'Aiôn personnifié, divinité du Temps.

    S'il me semble dangereux de faire des confusions et de ne pas savoir distinguer les personnalités divines, il me semble tout aussi regrettable de s'interdire les rapprochements, surtout quand ceux-ci sont riches en enseignements, comme c'est à mon sens le cas ici. Car nous donnons aux Dieux des significations humaines et, pour les besoins de notre entendement limité, nous dinstingons des domaines divins là où les Bienheureux vivent d'une vie unitaire et ineffable.  Car l'action divine nous échappe en son essence et assurément les Dieux refusent de se laisser enfermer dans les catégories de la raison discursive portées par le langage articulé. Il faut donc avoir la sagesse d'envisager des faisceaux divins, et d' accepter que les symboles, les théonymes et les mythes soient en quelque manière fluctuants : plus nous cherchons à connaître les Immortels, plus nous sommes frustrés. Nous verrons que les épiclèses s'avèrent pour celà d'une aide précieuse, ce que nous avons déjà constaté plus haut dans le cas de Consus (voir message du huit janvier).

     Le Chronos des Grecs intervient très souvent dans les cosmogonies orphiques, et son homonymie avec le premier maître des Dieux a donné lieu a de nombreuses spéculations métaphysiques. Pour Porphyre par exemple, dans l'Antre des Nymphes, ainsi que pour les Mithriaques, le temps des Saturnales symbolisait l'anticipation d'une heureuse immortalité, comme en témoigne le mythe où Chronos, roi de l'Ile des Bienheureux où il est endormi, veille sur les Héros Morts et la race des Hommes de l'Age d'Or devenus des "Bon Démons", d'après Platon.

     Tangeante à l'Eon immortel et au ciel par le solstice d'hiver, la roue de l'Année, assimilée par le Néoplatonicien Porphyre au cosmos matériel et à l'Antre des Nymphe décrite par Homère dans l'Odyssée à l'occasion du retour d'Ulysse en Ithaque, s'apprête à libérer les âmes héroïques par cette "Porte des Dieux" ouverte en son sommet. A sa base au contraire, correspondant au solstice d'été, la "Porte des Mortels" laisse entrer dans la grotte mondaine les âmes destinées à s'incarner ici bas.

     Les choses prendrons donc, à mesure qu'on s'enfonce dans cette Nuit des Temps, un caractère de plus en plus obscur et de plus en plus inquiétant. Après que l'on aura fêté une nouvelle fois Dame Abondance aux Opalia du 19 décembre, en réponse à sa fête estivale du 25 Août, les Dieux laisseront la place à d'énigmatiques Déesses, avant de revenir à la lumière victorieuse du 25 décembre. Mais il faudra, pour en arriver là, passer par le seuil étroit de Perséphone...
    

mardi 8 janvier 2013

     En ces temps initiaux dédiés à Janus, à la veille du premier sacrifice de l'année où un bélier lui était traditionnellement offert, je voudrais formuler des voeux de bonne santé, de prospérité et de bonheur aux visiteurs de ce blog.

     En guise d'étrennes, voici un petit aperçu du cycle solstitial que nous venons de quitter, tel qu'il était célébré dans la Rome Antique. Ces lignes retranscrivent plus ou moins fidèlement ma contribution orale au IVème Café Païen Lyonnais, dont le thème principal était : "les traditions Païennes de la fin de l'année".

     Comme tous les peuples dont la religion est liée à la nature, sous nos latitudes, les Romains voyaient dans la période du solstice d'hiver un passage particulièrement périlleux, un passage étroit : celui des angusti dies, des jours les plus courts où les ténèbres nocturnes l'emportent sur la lumière du jour et où le soleil semble faiblir au point qu'on puisse craindre qu'il ne se lève plus.

     Ainsi, il n'est pas étonnant qu'après un mois de novembre particulièrement pauvre en festivités, le mois de décembre soit au contraire fertile en réjouissances, au point qu'il s'avère difficile de délimiter avec précision le début de la période qui nous intéresse. Faut il inclure la première quinzaine du mois, avec la fête de Bona Dea le 3, les Faunalia du 4 et l'Agonium de Sol Indiges le 11 ?

     Il ne serait pas absurde de commencer le cycle par une fête solaire, un agonium (sacrifice) qu'on peut supposer contribuer à une revigoration de l'astre avant son passage périlleux, et de le terminer le 9 janvier par un autre agonium, dédié à Janus, où l'on peut considérer l'immolation du bélier, tête du troupeau et animal éminemment solaire, comme une célébration de la montée des jours nouveaux.

     Pour ma part, j'ai préféré délimiter un cycle plus court, en commençant le 15 décembre par une fête obscure dédié à un Dieu obscur, Consus, pour clore la période le 25 Décembre, jour de célébration triomphale du Soleil Invaincu, émergeant du passage périlleux vainqueur des ténèbres.

     Le 15 décembre ont lieu les consualia. Ces fêtes furent créées selon la légende par le fondateur de la Ville en personne, en l'honneur du Dieu Consus, vieux Dieu latin fort méconnu.

     Penchons nous d'abord sur son nom : les Anciens le font venir de consilium, le conseil, car il aurait inspiré à Romulus la ruse qui aboutit à l'enlèvement des Sabines. Cette étymologie, comme beaucoup de celles dont raffolaient nos ancêtres, est aujourd'hui considérée comme fantaisiste. On lui préfère un dérivé de sero, consero : "semer", "planter". Le vieux Consus ou Consivius serait donc un Dieu des semailles, ce qui nous rappelle que sa première fête à lieu en août (les fêtes Romaines sont souvent doubles), le 21, où il voisine avec Ops, l'Abondance personnifiée, dont la fête des opiconsivia survient quatre jours plus tard. C'est lors de ces consuales d'été, juste après les moissons, que l'Histoire mythique de Rome situe l'épisode de l'Enlèvement des Sabines.

     Une deuxième étymologie possible ferait provenir le nom du Dieu de condere : "fonder", "établir", mais aussi "mettre à part", "réserver", "conserver". On voit ici se resserer les liens avec le Fondateur de Rome, et cette deuxième naissance que fut pour Rome l'alliance avec les Sabins, peuple qui, comme la montré Dumézil, connote la troisième fonction, liée à la richesse et à l'abondance.

     L'autel de Consus est, dit-on aussi vieux que la Ville elle-même ; il se situait dans le Circus Maximus, et avait pour particularité d'être un autel creux, souterrain : un anti-autel en quelque sorte. Pendant toute l'année, il restait couvert de terre, mais il était déblayé pour recevoir les sacrifices lors des deux consualia, celle du 21 août, qui correspondait à l'engrangement des récoltes, et celles du 15 décembre, qui célébrait le dégrangement du grain, et qui était le signal d'une période de festivités et de bombance.

     Fermeture et ouverture du grenier : nous avons là un symbolisme voisin de celui de Janus, le Maître des Portes. Abondance et réjouissances : c'est là le domaine de Saturne, le Maître de décembre, et de sa parèdre, Ops, qui suit de peu Consus en été comme en hiver, puisqu'elle revient le 19 décembre, encore quatre jours après. 

     Consus, recevant son culte dans le Grand Cirque, était célébré par des courses de chevaux présidées par les pontifes. On l'a d'ailleurs assimilé, tardivement, à Neptune et à Poseidon Hippios. Et les Romains, lorsqu'ils adoptèrent la déesse Gauloise Epona, fixèrent sa fête aux ides de décembre (ou le 18, selon certaines traditions).

     Notre Dieu souterrain et mystérieux, protecteur de la vie latente dans les profondeurs du sol, est sans doute le garant de la germination future des épis comme des cités...Faut-il l'assimiler à Saturne, dont la personnalité est si proche ? Les vieilles divinités latines sont souvent bien difficiles à cerner, et leurs attributions  si ambigües...Nous aurons encore l'occasion de le constater. Toujours est-il que ce théonyme sert d'épiclèse à Saturne, Janus et Terminus, le Dieu des bornes.
 
     C'est vers le premier que nous allons maintenant nous tourner, les portes du grenier étant ouvertes...